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Partitions de vie de Veronika Kuzmina Raibaut

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Cinq minutes de retard


La salle d'attente ou

mathématique d'une naissance


Evdokia


La musique est la déesse des âmes humaines, capable de nous amener au bout de l'infini pour nous faire comprendre son pouvoir. Langue universelle de l'humanité, elle n'a pas besoin d'être traduite. Provenant du silence, elle trouve sa naissance là où les paroles meurent. Personne n'est capable de posséder le temps hormis la musique, qui peut sensibiliser et sauver l'homme, qui peut lui offrir un espoir, lui apprendre à aimer. Mystère, puissance et liberté absolue.

Chacun d'entre nous est doté de sa propre musique, résonnant à sa tonalité, son rythme et sa mesure. Il nous est impossible de demander une autre partition, nous ne pouvons qu'essayer d'interpréter dignement celle qui nous est donnée.


Cinq minutes de retard


­Nous arrive-t-il souvent de songer au rôle des cinq minutes que nous venons de vivre ? Comment se sont-elles écoulées ? Ou bien à ces minutes qui ont vu naître le jour ? Ou encore à celles qui nous sont échues en récompense de nos peines ? Il est aussi de ces minutes qui nous poursuivent toute la vie comme un heureux ou horrible écho du passé… Or, dans l’impitoyable tourbillon des événements et le pilonnage des informations, il nous manque toujours quelque cinq petites minutes pour songer au sens de notre marche incessante.


Dans notre course à la grandeur, à l’importance, à l’envergure, nous ignorons que ces cinq minutes-là, justement, à première vue si dérisoires, permettent le plus souvent l’accomplissement de grandes choses, qui soient de taille et de conséquence, susceptibles de transformer l’éphémère en histoire. L’histoire que voici traduit ma gratitude envers ces instants qui ont fait des miracles et opéré d’heureuses métamorphoses en me conduisant à des êtres prodigieux, à des victoires édifiantes, et en me mettant à l’abri d’infortunes et de drames éventuels.


Fraîcheur de citron


Les dernières journées d’août donnent toujours dans le grisonnement. Elles dénotent une espèce d’angoisse, le regret des choses non faites, la peur du lendemain qui tourne à l’agonie des cœurs chagrins. Le soleil estival n’est plus à même de radiographier dans nos âmes les blessures de la solitude et le manque d’amour. Il devient dangereux de humer l’odeur de l’été qui se meurt, celle-ci étant trop toxique. Seuls les gens parfaitement heureux peuvent respirer à pleins poumons ; ceux qui doutent n’ont plus qu’à rentrer chez eux.

De sa fenêtre, Olga offrait son visage au soleil d’août. Elle se trouvait seule à la maison, ce qui n’était pas rare. En cinq ans de mariage, elle n’avait pu passer que quelques jours de congé en compagnie de son mari ; le reste du temps, elle devait le tuer dans la solitude. Olga luttait contre le néant par des moyens classiques, en rapportant du bureau des tonnes de travail à faire à la maison et en papotant avec ses copines au téléphone.

Le mari d’Olga était un homme plus occupé à regarder les étoiles que sa propre femme. Sa fonction de pilote à l’international impliquait de fréquents déplacements et des absences répétées. Si l’on mettait en parallèle le temps qu’il passait à scruter les couloirs aériens et à converser avec sa femme, le camp des étoiles remportait largement la comparaison.

En homme honnête et bon qu’il était, Alexandre aimait sincèrement Olga. Il était considéré comme le meilleur pilote de sa génération et croyait profondément que sa vie n’aurait à souffrir d’aucun bouleversement. Mais Olga aspirait au bonheur… À un simple bonheur de femme : peignoir-éponge, chaussettes de laine, divan et télé dans les bras de son bien-aimé.

Ou plutôt non… Olga aspirait à tout autre chose. Elle avait soif d’une passion qui l’empêchait de dormir tranquillement et la forçait à ne penser qu’à lui, rien qu’à lui, soif de langueur dans l’attente de son chéri, soif d’ardeur, d’aveux, de bouquets et d’escarmouches à coups de SMS. Eh oui, Olga voulait ÊTRE et non paraître. Mais pour l’heure il lui fallait partager son quotidien avec un homme qui vivait dans le ciel et redescendait sur terre de temps à autre pour convaincre les voisins de son existence.

Les yeux sur l’écran du téléviseur, la femme du pilote finissait son café du matin. Elle y voyait défiler d’heureuses gens qui achetaient de la lessive à prix cassé, des aliments pour chatons, des épilateurs de jambes. Ça chantait, ça dansait, ça vous invitait à entrer dans le royaume cathodique, ça promettait des tonnes de bonheur. Olga aimait regarder ces corps frétillants, elle leur confiait ses yeux comme on confie ses bambins à la maternelle, mais tout en se laissant porter loin, très loin dans le doux songe d’une rencontre possible où elle nourrissait l’espoir d’être aimée.

L’apparition à l’écran de Gleb Sevastianov, célèbre acteur de théâtre et de télévision, ramena Olga à sa cuisine. L’acteur donnait une interview à une jeune journaliste, il lui parlait de sa famille et lui faisait part de ses projets artistiques.

Quel homme ! songea Olga envieuse. Et qu’elle doit être heureuse, la femme qui vit avec lui !

Ces mots fondirent en elle avec une dernière gorgée de café tiède.

Gleb Sevastianov suscitait bien des envies. La nature l’avait doté de tout ce qu’il fallait pour attirer le désir de milliers de téléspectatrices : la beauté d’un héros-amant, le talent pour des rôles de premier plan et la bonne fortune pour multiplier tout cela chaque jour.

Un instant charmée par la présence de l’idole de ces dames, Olga repensa soudain à Alexandre :

Mais qu’est-ce qu’il fiche encore ! se dit-elle avec un brin d’impatience. Déjà presque dix heures cinq, alors qu’il m’avait promis d’être là pour dix heures !

Tenaillée par le besoin de revoir son mari au plus vite, mais aussi par quelque chose qui brisait les limites d’une patience longue de plusieurs années, la jeune femme se surprit elle-même à sortir le dernier argent du budget familial et pressa le pas vers la parfumerie L’Étoile qui se trouvait non loin de là.


Le dépanneur des cœurs solitaires ! Le magasin des utopies, des illusions, un Disneyland pour femme entre deux âges. Une fois rassasié de nouvelles odeurs aux enseignes prestigieuses, on ressort rasséréné à l’air libre, la tête vaguement grise, le cœur léger, avec un nez tout embaumé qui incite le cerveau à peindre l’avenir sous un jour radieux. Vive L’Étoile !

Olga observait les flacons en se pâmant de plaisir.

Comme ils sont beaux, ces petits flacons d’élixir du bonheur ! Ça c’est du Nina Ricci, un bijou ! Et ça, c’est du Guerlain, le drôle de bouchon ! Et un parfum ! J’ai envie, envie, envie de tout !

Tout cela se mêlait dans l’esprit d’Olga.

Ce fut alors que, surgissant de nulle part, apparut un consultant à cravate verte. Comme toujours, il prodiguait des conseils désintéressés à coups de phrases toutes faites, gratifiant les clients indécis d’un sourire bienséant imprimé sur sa face.

Vous cherchez quelque chose à offrir ?

Pas tout à fait…

Vous ne cherchez pas tout à fait ? Ou ce n’est pas tout à fait pour offrir ?

Olga répondit par un sourire.

Je ne sais pas tout à fait ce que je veux.

Ça arrive… répondit le jeune homme avec l’aplomb d’un professionnel.

De prime abord, l’inconnu faisait très jeune. Mais l’expression grave de ses yeux et son air d’assurance le rendaient plus adulte, de sorte que sa présence aux côtés d’une femme mûre semblait parfaitement naturelle.

Connaissez-vous la nouvelle ligne ? Voyez ce que Guerlain vient de sortir, la guida le consultant. J’ai un faible pour celui-ci, aux arômes des bois. Là, vous ne sentez pas le fruit rouge ? Avec un arrière-goût de mousse ? L’humidité des forêts excite toujours l’imagination…

Enchantée, Olga fit oui de la tête.

Et que dites-vous des senteurs fraîches ? poursuivit le consultant. Ici, il y a beaucoup d’agrumes.

Oh ! non, merci, tressaillit Olga. La fraîcheur de citron, ça fait trop jeune fille. Trop aigu, trop jeune…

Donc c’est pour vous ! dit le garçon péremptoire.

Elle se tourna vers lui et le trouva aussitôt très attrayant.

Merci, mais je préfère les exhalaisons de chêne.

Question de goût…

Tout à coup s’alluma un écran géant disposé au centre du magasin, effrayant des dizaines de visiteurs. Beaucoup de clients se scotchèrent à une pub dont l’héroïne principale, une jeune fille, venait de choisir un arôme d’agrume et courait à un rendez-vous avec… Gleb Sebastianov.

Pareille coïncidence, aux yeux d’Olga, prouvait d’une manière tangible que son passage à L’Étoile n’était pas un hasard, mais un maillon dans la chaîne de sa marche au bonheur. Le consultant, voyant combien la concentration de sa cliente s’était détournée de la conversation, s’empressa de ramener à lui-même son attention fugitive.

Vous voyez, l’agrume est dans le vent aujourd’hui. Je vous recommande instamment d’acheter ce parfum. Il vous ira à merveille.

Vous semblez si sûr de vous et du choix tranché que vous faites ! fit Olga d’un ton légèrement relevé.

Mais c’est que vous êtes si jeune et si belle, répondit le consultant d’une façon extrêmement simple et en même temps impérieuse, qu’est-ce qui vous fait peur ?

À beaucoup de gens, la réponse aurait pu sembler naturelle et parfaitement attendue dans la mesure où elle appartenait au quotidien de n’importe quel commerçant. Mais, pour Olga, ce fut un vrai cadeau que la jeune femme attendait depuis plusieurs années. On lui avait dit quelque chose d’aimable, on lui avait offert un compliment ! Vrai ou faux, peu lui importait, il lui disait qu’elle était jeune et belle… Donc, il n’était pas trop tard !

Merci pour le compliment, dit Olga avec une coquetterie qui allait crescendo. C’est bon j’achète ! Je vous crois sur parole.

Vous avez d’autant plus raison que c’est la pure vérité.

Olga prit le flacon de parfum, envoya encore un sourire à son interlocuteur et se dirigea vers la caisse.

Revenez nous voir, n’hésitez pas en cas de besoin. Je serai toujours heureux de vous aider.

Et de tendre à Olga sa carte de visite.

Nikolaï Samoïlov, lut-elle en mode syllabique, son Guerlain à la main.

En personne, attesta l’autre.

Olga, répondit la jeune femme en lui tendant la main pour sceller les présentations.

Sans attendre un moment plus propice, Olga ouvrit la boîte de parfum et s’en répandit allègrement sur le cou et les cheveux. Transportée par les compliments de Nikolaï, elle rentra chez elle au pas de course. La petite musique des agrumes lui sonnait déjà impudemment dans les narines et commençait à opérer des métamorphoses complexes au fond de son âme.

En ouvrant la porte de l’appartement, Olga y découvrit la présence d’un être devenu très distant au cours des derniers mois.

Salut, comment va ? Je te croyais au travail… dit Alexandre.

Bonjour, Sacha, répondit Olga sans chercher à donner la moindre explication.

Elle n’était pas pressée de parler à son mari. À quoi bon ? Cette femme qui venait de choisir un parfum d’agrume était plus imprenable et plus froide que celle qu’Alexandre avait l’habitude de retrouver chez lui après chaque vol.

Tu n’es pas contente de me voir ? s’alarma quelque peu l’époux d’Olga.

Si, si, pardonne-moi. C’est que je suis un peu fatiguée, sans doute.

Il est dix heures et demie. De quoi es-tu fatiguée ? Tu reviens d’un vol, ou quoi ?

Olga était encore dans la parfumerie et parlait à Nikolaï comme on se parle à soi-même.

Tu es malade ? lui demanda Alexandre en s’approchant d’elle.

Olga regarda son mari. Voyant qu’il était rentré depuis un moment déjà et qu’elle se trouvait en présence de celui qu’elle devait accueillir avec joie, elle changea vite de diapason et demanda :

Comment s’est passé ton vol, Sacha ?

Très bien, merci, j’ai fait un saut chez un ami en rentrant. Le temps presse, je dois vite repartir pour un nouveau vol.

Comment ça pour un vol ? Mais tu viens juste d’arriver ! s’indigna Olga avec une pointe de contrariété dans la voix.

Une urgence. Je dois remplacer un pilote malade. C’est rare, mais ça arrive. Je n’ai pas le choix.


Peu importait à Olga désormais. Sa déception était à son comble. Elle se retrouvait privée d’intimité et du droit d’être aimée pour la seule raison que son mari travaillait comme chef-pilote.

Il restait de l’argent dans la boîte. Où l’as-tu mis ? demanda Alexandre qui ne savait encore rien.

Je l’ai dépensé, dit fièrement Olga dont le mécontentement monta d’un cran.

Et mon vol alors ? On ne tiendra pas jusqu’à la prochaine paie. Il y a eu un achat urgent à faire ? dit le mari en haussant le ton.

Oui, quelque chose de très important.

De plus important que pour mon vol ?

J’ai dû m’acheter du parfum, prononça Olga d’une voix parfaitement calme.

Du parfum ?! Tu as dit du parfum ?

Choqué par ce qu’il venait d’entendre, Alexandre en resta coi.

Oui, c’est peut-être la seule chose qui fait tenir mon mariage ! assena Olga qui ressemblait de plus en plus à une méduse enflée.

Qu’est-ce que tu as dit ? fit Alexandre qui n’en croyait pas ses oreilles.

J’ai dit ce que tu as entendu ! Est-ce que tu m’as déjà demandé de quoi je manquais ? et ce qui me faisait plaisir ?

Olia, mais qu’est-ce qui t’arrive ?

Il m’arrive que je n’en peux plus. J’en ai marre de tout, de tout ! J’en ai assez de vivre avec un fantôme qui descend des cieux dans la nuit pour quelques heures avant de disparaître à nouveau pour longtemps. Nous n’existons plus, tu m’entends ? il y a longtemps que nous n’existons plus !

Olia, qu’est-ce que tu es en train de me raconter ? para Alexandre abasourdi par la tirade de sa femme.

Tu ne penses qu’à ton travail et ne t’inquiètes que pour ta réputation, mais moi ? Je ne suis qu’une ligne à remplir dans la case situation familiale.

Comme tu as changé, Olia. Et moi qui croyais que tout allait bien entre nous, que l’entente était parfaite. Tu ne m’avais jamais parlé comme ça !

Alexandre soudain s’arrêta, puis, passant de l’estime à l’agressivité, monta à l’attaque.

Tu as quelqu’un ? Quelqu’un qui est apparu pendant mon absence, hein ?

Parce que tu crois que ça ne peut pas se produire ? Ou que je ne suis pas digne d’attention et d’amour ? Ou tu penses que je suis née pour brûler les meilleures années de ma vie dans un appartement vide, passant des semaines et des semaines à attendre mon époux légitime ?

Tiens donc ! gronda Alexandre. Pendant que je trime jour et nuit comme un esclave, ma femme prend du bon temps avec d’autres sans la moindre honte ! Qui est ce salopard ?! hurla le mari ulcéré, les yeux exorbités.

Quelque peu apeurée par la tournure de la conversation, mais heureuse d’avoir piqué son époux à vif, Olga décida de pousser la provocation jusqu’au bout. Un œil en coin sur le téléviseur qu’elle n’avait pas éteint depuis l’aube, elle tomba sur la publicité de parfum qu’elle venait de voir dans le magasin avec Nikolaï. Gleb Sevastianov embrassait ardemment une jeune fille qui fleurait bon le citron et l’orange de cette même senteur dont s’emplissait la cuisine depuis qu’Olga y était entrée.

C’est Gleb Sevastianov, dit-elle d’un ton ferme. On se fréquente depuis longtemps.

Elle savait qu’une aventure imaginaire avec un aussi bel homme ne ferait que la rehausser aux yeux de son mari, attiserait sa jalousie et revaloriserait l’estime qu’il portait à la femme qu’elle était. Et puis vérifier ses dires ne serait pas chose aisée. Sevastianov était totalement inaccessible.

Premièrement, il était l’idole d’innombrables admirateurs qu’il fallait solliciter un mois à l’avance pour un rendez-vous particulier ; deuxièmement, Alexandre souffrait toujours d’un manque chronique de temps. Et même maintenant que se jouait le sort de sa vie familiale, il était pressé.

Mais un vol dont dépendait le destin de deux cents passagers comptait plus qu’une crise jugée passagère avec sa femme. Conscient de cela, le pilote répondit calmement :

Soit. Les acteurs ont toujours eu plus de chance. D’accord, Olia, on en reparlera sérieusement après mon vol, dit-il en filant dans sa chambre pour boucler son sac de voyage.

Et ça ne te touche pas qu’il y ait quelqu’un dans ma vie ? cria sa femme vexée.

Trêve de lyrisme, Olia. Désolé, je suis très en retard.

Comme si de rien n’était, il embrassa sa femme sur le front et, chaussures non lacées aux pieds, passa dans le couloir. La porte se referma d’elle-même. L’écho de ses talons cognait encore aux tympans d’Olga. Un chapitre s’achevait dans sa vie. Elle était sûre que le suivant commencerait de zéro. Ayant sorti la carte de visite de Nikolaï de sa veste de cuir, elle tapa son numéro d’un cœur léger.

Nikolaï, c’est la fille aux arômes d’agrume.


La guerre des talents


Une jeune femme chantait dans un vaste appartement de l’avenue Komsomolski. Elle échauffait sa voix, s’efforçant d’en faire le plus possible dans un temps limité. Derrière le mur épais de cet immeuble des années Staline, dormait sa fillette. Son temps de travail ne tenait donc qu’à la brève absence de sa petite Machenka dans le sommeil. Mais la maman était une jeune femme de caractère qui savait sortir vainqueur des situations les plus complexes.

Reprise de la deuxième mesure, se sermonnait Nina, je n’arrive pas à accrocher le la dans les aigus.

Et de recommencer depuis le début. Dans la course à la perfection, aux temps de répétition, aux rares moments volés sur le sommeil de sa fille pour travailler, Nina faisait tout pour se maintenir dans la profession, être en forme et trouver le moyen de faire la preuve de ses progrès.

Nina avait un passé brillant, dense et riche de résultats. Elle était l’une des premières solistes d’opéra. Adulée du public, des plus grands metteurs en scène, des chefs d’orchestre et des ouvreuses, Nina incarnait la joie, la lumière, la beauté qu’elle donnait aux gens par la grâce de son talent de cantatrice et de son âme aimante.

On ne pouvait pas ne pas l’aimer ni oublier sa voix, son don de pénétrer dans le tréfonds le plus secret de l’âme humaine pour y sonder l’insoupçonnable.

Talentueuse, Nina l’était vraiment. Elle aimait son mari, lui aussi plein de talent. Le talent est une chose difficile à porter. Pour deux talents, il l’est encore davantage. Si le talent est un don de Dieu pour tout le monde, il est une vraie pénitence pour qui le possède. Comment préserver l’amour sans se faire la guerre quand il y a deux talents dans un couple ? Qui doit céder et le faut-il ?

Gleb Sevastianov, celui-là même qui avait scellé le sort d’Olga, était un homme autoritaire et peu conciliant. Des millions de femmes enviaient Nina et rêvaient d’être à sa place sans savoir le prix qu’elle payait pour le bonheur de vivre avec l’idole du plus grand nombre. Qui sait, peut-être qu’une jeune fille ordinaire aurait pu s’en satisfaire parfaitement, consciente d’avoir eu la chance de tirer le bon billet, mais Nina, certes pas.

Nina vivait pour la scène et ne pouvait donc qu’aller de l’avant, se développer encore et toujours. C’était pour elle aussi vital que boire, manger et dormir. Être une épouse, une mère, habiter dans un appartement chic du centre de Moscou embellissait la vie, mais ne la remplaçait point.

La soif de créer, l’impossibilité de se réaliser, l’incompréhension et l’égocentrisme de son mari, tout cela l’étouffait. Gleb ne voulait rien entendre de ses tourments et interprétait l’aspiration de Nina à remonter sur scène comme une sorte de complication post-partum.

Ça lui passera vite, pensait-il.


Entre vocalises et maternage, Nina cherchait sur Internet le moyen de se faire connaître dans des festivals internationaux à l’étranger. Cela faisait une semaine qu’elle était en correspondance avec l’organisateur d’un musical festival à New York, la ville de ses rêves. Hantée par cette idée, Nina l’était d’autant plus que le premier prix du festival donnait le droit de se produire au Carnegie Hall, une salle de légende.

Aussi préparait-elle un programme dont le point d’orgue devait être Aria d’une étoile, naguère composée spécialement pour elle. À cette aria Nina consacrait le plus clair de son temps, se sachant à même d’y donner le maximum de son éclat. Envoûtant, l’accompagnement de l’orchestre ne laisserait personne indifférent.

Elle n’avait de pensée que pour un billet d’entrée dans la salle de ses rêves où chantaient ses idoles. Le prix à payer était la tendresse de sa voix, la beauté de son chant. Il fallait beaucoup travailler : bientôt l’Amérique !

Tout va bien se passer, songeait-elle. J’envoie Gleb en tournée ce soir et j’ai une semaine pour me préparer.

Là-dessus, elle se jeta sur son ordinateur pour répondre une fois de plus à Phil Evans, l’organisateur du festival. Les conditions se révélaient très attrayantes. Le transport et l’hébergement étaient pris en charge.

Comme il est courtois et attentionné ! se disait Nina. Les malappris de chez nous feraient bien d’en prendre de la graine !

Magnat américain, patron d’une chaîne de magasins à Manhattan, créateur de la fondation Les Enfants d’abord et organisateur du festival Vive les talents ! Phil Evans répondait scrupuleusement à toutes les questions posées par Nina.

Stupéfiant, cet homme ! Surmené comme il est, il trouve toujours le moyen de me répondre. Et pourtant je ne suis rien pour lui ! En plus, il n’est pas avare de mots gentils à mon endroit. Ce serait chouette de le connaître de plus près !

À cet instant ronronna le mobile de Nina.

Oui, Léna, viens, Gleb part bientôt, je l’accompagne à l’aéroport. En tournée, oui. À Berlin.

Léna, une cousine de Nina, aidait souvent la jeune maman dans les moments difficiles. Elle voyait en sa parente une personne qui méritait mieux que les caprices chroniques d’un illustre mari et les insomnies nocturnes de sa fille. Léna comprenait Nina à mi-mot et venait à son secours « à chaque fois que ». Si Nina prenait soin de cacher son voyage en Amérique à la connaissance de son mari, elle en discutait les moindres détails avec Léna.

La clé gratta la serrure, Nina entendit la toux familière de Gleb.

Nina, où es-tu ? Toujours à surfer sur le Net? commença Gleb.

Chut, Macha dort, l’implora Nina en chuchotant.

Tout est prêt pour le départ? Il faut qu’on file.

Je sais, Léna arrive.

Tu as lu ma dernière interview ? reprit Gleb en bombant le torse.

Non, je n’ai pas eu le temps.

C’est comme ça que tu aimes ton mari ! la chapitra l’acteur. Tout le monde ne parle que de lui, et tu n’en lis pas une ligne. Ah ! Nina, Nina… Notre théâtre est attendu à Berlin qui est couvert d’affiches : Sensation dans la ville ! La Cerisaie fera fureur en Allemagne, j’en suis sûr !

Il s’approcha de Nina et, comme pour s’acquitter des obligations de la journée (enlacer deux fois sa femme, l’embrasser le matin et le soir avant de dormir), lui murmura à l’oreille gauche avec la voix de Trofimov dans La Cerisaie :

Ne te morfonds pas trop sans moi, mon trésor de Nina. Je comprends combien c’est triste et ennuyeux pour toi de rester seule ici. Mais tu verras, la petite Machenka va grandir et nous ferons les tournées ensemble. Imagine un peu comme ce sera super ! Vous serez dans la salle, Machenka et toi, n’importe quelle salle : Berlin, Paris, Londres, Vienne… toutes les deux à regarder votre papa sur scène en train de jouer Tchatski, Trofimov, Don Quichotte. Ce sera chouette, non ?

Oui, oui, très chouette, approuva Nina qui sentait poindre un germe de contrariété.

Voyant son humeur changeante, Gleb s’empressa de la questionner :

Il s’est passé quelque chose ?

Non, c’est tout simplement que moi aussi, je pourrais être sur scène et non assise dans l’obscurité de la salle.

Toujours le même disque. Comme si ce n’était pas le bonheur, d’être maman, fit Gleb en détournant perfidement la conversation.

Si, bien sûr, mais c’est autre chose, renvoya Nina.

Comment ça autre chose ? Beaucoup n’ont pas le dixième de ce que tu as, et elles s’en contentent. Or toi, d’après ce que je vois, tu t’imagines tout un tas de choses sur ta carrière, ta vie de scène…

Un supplice inutile, pour toi comme pour moi!

Puis de donner un autre tour à la conversation :

Ma maman sera en sanatorium, tu devrais donc t’occuper de Machenka pendant son absence. Anna Léonidovna est un peu fatiguée, elle a besoin de changer d’air pour son bien-être.

Nina sentit une boule monter à sa gorge, qui l’empêcha de répondre quoi que ce fût. À cet instant, elle ne pensait qu’à Phil Evans.

« L’essentiel est d’y aller au plus tôt, et de tout refaire à zéro. Elle sera vue, remarquée, et cela redonnera un sens à sa vie », se rassérénait Nina.

Ninotchka, allons-y, le taxi attend, reprit soudain l’illustre époux d’une voix tendre. Voilà justement Léna qui arrive ! s’exclama Gleb qui se retrouva face à la jeune fille toute rouge d’avoir couru.

À bientôt ! Soyez sages ! lança l’acteur d’un ton badin en quittant l’appartement.


L’amour du mal


Au même moment, très loin de là outre-Atlantique – à New York exactement – l’heureux entrepreneur, bienfaiteur et millionnaire Phil Evans commençait sa journée. Mister Evans goûtait d’avance à la joie de rencontrer de nouveaux talents.

En authentique mélomane, Phil pouvait passer des heures et des heures à écouter le vingt-deuxième prélude du premier cahier BWV de Jean-Sébastien Bach, comparant les différentes interprétations, cherchant les points communs, traquant les « drôles de trucs ». Il faut dire qu’Evans avait voulu devenir musicien depuis tout petit. On lui prédisait l’avenir d’un Horowitz, d’un Pollini. Aucune autre voie n’existait à ses yeux car son public et lui-même ne voulaient qu’une seule chose : que Phil fût sur scène et tînt la main sur les touches du piano aussi longtemps que possible.

Mais survint l’imprévisible : Phil tomba amoureux, d’une manière sérieuse et grosse de complications. Elle s’appelait Jessica et avait dix-sept ans comme lui. Jessica jouait superbement du piano et donnait plein d’espoir. Phil n’avait de cœur que pour elle. Point de concurrence entre eux bien que cela eût parfaitement lieu d’être, Phil étant beaucoup plus talentueux que Jessica. Mais la jeune femme s’attachait plus à se voir consacrée amie de Phil, la Grande Étoile, qu’à prouver sa supériorité sur lui, d’autant qu’elle était pleinement conscience de la vraie place de chacun.

Il advint un jour qu’ils jouèrent à un même concours. Le hasard fit que leurs deux prestations, déjà très rapprochées dans le temps, ne se ressemblaient que trop par leurs programmes. Il eût fallu être sourd pour ne pas entendre la différence de jeu des deux amoureux.

Phil savait ce qu’il en avait coûté de peine à Jessica de se préparer à ce concours. Très malade après la mort de son père, elle avait pu récupérer assez vite. Sachant combien sa bien-aimée brûlait d’accéder en finale pour se produire avec un orchestre symphonique, Phil était prêt à faire un pas décisif. Le jeune homme, à coup sûr, avait encore de belles victoires devant lui, alors que Jessica risquait de ne pouvoir se relever d’un fiasco.

Aussi Phil décida-t-il de donner un coup de pouce à sa bien-aimée. Montant sur scène deux numéros après elle, il ne fit rien de particulier mais produisit un jeu qui, malgré tout, manquait de quelque chose. Le jeune homme décida de ne pas se donner à fond, de ne pas révéler au public toutes les forces inédites de son cœur. Comme c’était la première fois, personne dans l’auditoire ne reconnut Phil. Il s’en dégagea une étrange impression. Point d’enthousiasme, mais un avantage accru en faveur de Jessica.


À l’annonce des résultats, elle rayonnait de bonheur, et Phil avec elle. Que pouvait-il y avoir de plus merveilleux que cet instant ?! Vint ensuite la finale et même un troisième prix, mais plus Jessica gravissait les degrés de la gloire, plus elle s’éloignait de Phil. Il ne l’intéressait plus autant qu’avant, les yeux de la jeune fille se faisaient plus fuyants quand elle lui parlait. Une semaine après que les lauréats furent distingués, elle rompait avec lui.

La nouvelle fut fatale à Phil. Il abandonna la musique, se rabattit sur une école supérieure de finances puis s’occupa de commerce international et ferma à jamais son cœur aux émotions fortes.


On ne choisit pas le lieu d’une rencontre


L’embarquement pour le vol Moscou-Berlin n’allait guère tarder. Assis dans la salle d’attente, Gleb se concentrait sur une ultime vérification des billets et des réservations d’hôtels. Nina se tenait un peu à l’écart du tohu-bohu et du tapage des annonces d’avant l’envol.

Elle n’arrivait pas à s’expliquer pourquoi ce la de la deuxième octave lui donnait tant de fil à retordre. Les vocalistes pouvaient se montrer dangereux s’ils avaient des problèmes avec les aigus. L’insatisfaction que Nina avait d’elle-même dans l’Aria d’une étoile surpassait en importance la dysharmonie familiale.

« L’avion, encore l’avion… L’avion et le train… Il y en a eu tant et tant, et ce n’est pas fini… Et moi qui suis toujours là, à l’accompagner… Le voilà, mon public ! Et le voilà, mon théâtre ! » se morfondait Nina en ravalant sa peine. Elle promena des yeux embués de larmes sur les visages des passagers qui attendaient l’embarquement avec Gleb.

Téléphone-moi dès ton arrivée, dit-elle à son mari comme à l’accoutumée, j’ai un sentiment bizarre.

T’inquiète ! On est au XXIe siècle ! dit Gleb qui tentait de se montrer rassurant. Des milliers d’avions s’envolent chaque minute dans le monde entier. Sais-tu qu’on risque beaucoup plus sa vie à prendre la voiture que l’avion ?

Bon, d’accord, mais fais-moi quand même signe en arrivant, lui sourit Nina. Et bonne tournée ! Prends soin de toi !

Ils s’embrassèrent comme s’embrassent deux êtres liés l’un à l’autre par la seule grâce d’un tampon de l’état-civil, et partirent sans se retourner chacun de son côté.

Où sont les toilettes ? demanda Nina à des employés de l’aérogare.

Tout droit et à gauche, lui lança au passage un homme en gilet orange.

Toujours préoccupée par son la aigu, la jeune femme ne fit guère attention aux écriteaux sur les portes des toilettes. Elle continuait de fredonner le passage récalcitrant. Aveugle aux inscriptions, elle entra d’un pas décidé dans les toilettes hommes.

Alexandre était alors en train de se changer dans la cabine des toilettes où Nina venait d’entrer. Il se préparait pour le vol. Voyant surgir un homme devant elle, Nina poussa un cri de surprise. Confuse, elle se précipita vers la sortie pour disparaître au plus vite mais sa robe de soie s’accrocha à la barre métallique de la porte, prenant Nina au piège.

Cela ne pouvait se produire qu’une fois sur mille… À cette loterie de la honte, Nina eut plus de chance que les autres.

Mon Dieu, quelle horreur ! s’écria-t-elle en se démenant de plus belle.

Tel un voleur pris la main dans le sac, elle attendait, horrifiée, le sceau de l’infamie causée par le regard d’Alexandre ancré sur sa robe mutilée. Nina se débattait comme une biche prise au piège, mais rien n’y faisait.

Attendez voir, jeune fille, je vais essayer de faire quelque chose, dit Alexandre, passé un instant de stupeur.

Je pense que dans mon cas, on ne peut plus rien faire, constata-t-elle avec dépit.

Il n’y a plus qu’à déchirer tout le bas, dit le pilote, je ne vois pas d’autre solution !

Mais vous êtes fou ! Et après, qu’est-ce que je ferai ? Je ne pourrai même pas aller jusqu’aux taxis dans l’état où je suis. Je viens juste de mettre mon mari à l’avion pour Berlin.

M’ouais. Dans ce cas je lui dirai de vous acheter une nouvelle robe à Berlin. Moi aussi j’y vais.

Comme c’est drôle ! s’exclama Nina quelque peu rassurée. Vous êtes donc le pilote de ce vol ?

Oui, mais je perds mon temps en fadaises avec vous au lieu de prendre l’appareil en main.

Je vous en supplie, implora Nina, ne me laissez pas comme ça. Sans vous je n’y arriverai jamais. Qu’est-ce que je peux faire ?

Ce fut alors qu’on entendit des pas : des hommes entraient dans les toilettes. D’instinct, Nina se pressa contre la porte pour ne pas rajouter à son humiliation. Alexandre, devenu son complice, se précipita vers elle. Tous les deux se statufièrent, indécis.

Laisse tomber, Niko, y a personne ! entendit-on derrière la cloison.

Ivre, Niko tenait à peine debout. Il ouvrit en grand la porte, plaquant Alexandre contre Nina.

Alex, y a personne. Tu as cru Sergueï, ou quoi ?

À cet instant Nina en apprit long sur Alexandre. Qu’il avait une fossette sur le menton ; qu’il devait être très pressé ce matin-là pour s’être coupé en se rasant ; et même que sa femme mettait un soin méticuleux à repasser ses cols de chemise. Et aussi Nina comprit qu’elle se sentait bien avec cet inconnu rencontré par hasard. Il aurait aimé que ces trois-là : Sergueï, Alex et Niko, se lavent les mains le plus longtemps possible derrière la cloison.

Ils sont partis… chuchota-t-elle d’un souffle.

Alexandre, se présenta le pilote frais repassé, toujours dans la même pose, la fixant du regard.

Nina, répondit-elle sans quitter des yeux le col de sa chemise.

L’embarras de la situation les força à sortir du bref « dérèglement logiciel » survenu dans l’esprit de chacun.

Il faut se tirer de cette situation, dit Nina.

Je ne vois pas d’autre solution que de déchirer tout ce morceau, conclut Alexandre en tenant le bas de la robe de Nina.

Alors il vous faudra m’accompagner jusqu’à la première boutique venue. J’achèterai un foulard. Il faut bien que je m’enveloppe de quelque chose pour aller jusqu’aux taxis.

Quel métier faites-vous ? demanda Alexandre à haute voix en arrachant un morceau de tissu coincé dans la porte.

Chanteuse… dit humblement la jeune femme en attendant d’être libérée.

À la Star Ac’ ? persifla le pilote.

Non, chanteuse d’opéra, répondit Nina.

Vraiment ? Ça alors ! Faire la connaissance d’une cantatrice dans les toilettes !

Et Alexandre partit d’un grand rire.

Vous trouvez ça drôle ? cria Nina amère tout en cachant, horrifiée, le trou béant qui s’ouvrait dans sa robe déchirée.

Je ne vous crois pas. Si jeune, et déjà cantatrice ! À l’opéra, les dames sont toujours d’un certain âge, avec un buste généreux. Des comme vous, on appelle ça des slips chantants, railla-t-il les yeux rivés à un endroit bien précis.

Sur ce, il entonna soudain d’une voix atrocement forcée : « Je suis à toi… Je t’ai-aime… »

Peu m’importe ce que vous pensez. De grâce, accompagnez-moi jusqu’à la première boutique de souvenirs. Je vous en saurai gré.

Prouvez-moi d’abord que vous êtes bien cantatrice, on verra ensuite, posa-t-il fermement.

Que je vous montre mon diplôme, ou quoi ? Effronté que vous êtes… Se moquer d’une femme sans défense. Sortons plutôt d’ici avant que quelqu’un d’autre n’arrive.

Un instant, insista Alexandre, je m’y connais en art vocal. Ma maman est une mélomane, une vraie. J’ai grandi là-dedans.

Tout feu tout flamme, Nina se mit à chanter sans se faire prier à partir du passage qui, depuis quelques semaines, lui en faisait voir de toutes les couleurs. Habituée à profiter du moindre instant favorable pour travailler ses cordes vocales sur les morceaux difficiles, elle libéra sa voix sans gêne dans les toilettes hommes.

Une vingtaine de secondes plus tard, tout était clair pour l’un comme pour l’autre. Pour Alexandre : que la jeune femme était douée d’une expression vocale hors pair ; pour Nina : que son travail sur les aigus commençait à porter ses fruits et qu’elle serait au point d’ici une semaine. Sans se soucier de la réaction d’Alexandre, Nina s’auto-jugea : « Pas mal, mais un peu de travail ne sera pas de trop ».

Passé ces vingt secondes de chant, le pilote se tut. La voix pénétrante de Nina, par sa tension, lui avait grillé des fusibles. Il sortit de sa serviette un dossier et le tendit à Nina. Puis il ouvrit la porte et sortit le premier, prenant soin de couvrir la jeune femme angoissée.

Conduisez-moi jusqu’à la boutique, là-bas, s’il vous plaît.

Ils marchaient l’un contre l’autre. Alexandre faisait tout son possible pour cacher le trou qui béait sur la robe déchirée de Nina.

Vous avez une voix époustouflante ! parvint-il enfin à lui dire en rassemblant son courage.

Depuis la démonstration de Nina, le pilote se faisait tout petit.

Quand elle se fut enveloppée d’un foulard de soie assorti à la couleur de sa robe, Nina eut un sourire naturel.

Vous aimez l’art vocal, à ce que je vois, dit-elle avec une pointe de coquetterie.

Je n’en avais pas eu l’occasion avant ce jour.

Alors tenez ce disque ! (La jeune femme de lui tendre un album récemment enregistré en studio.) Je l’ai fait pour un festival en Amérique. Dans une semaine je chante à New York. Vous trouverez là le plus clair de mon programme. Si vous en avez le désir et le temps, écoutez-moi à Berlin à vos moments perdus.

À Berlin-in… ténorisa Alexandre.

Ce fut alors que tout lui revint : ce qu’il était à ce jour, le pourquoi de sa présence à l’aéroport, sa conversation du matin avec Olga. Affecté par les cinq minutes qu’il venait de vivre, il se mit la main à la tête.

Mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais ! Je suis diablement en retard !

Arrachant son dossier des mains de Nina, Alexandre attrapa la jeune femme sans marquer la moindre hésitation, l’embrassa sur les deux joues comme un être proche et, arborant le disque, lui cria de loin : « Je vous appelle bientôt ! » Puis, élevé par un escalator, il disparut. Nina l’accompagna longuement du regard, cherchant à comprendre ce qui s’était passé. Elle fut ramenée à la réalité par le souvenir des derniers mots de l’aviateur : « Je vous appelle bientôt ! »

Mais il n’a pas mon téléphone, songea-t-elle.

Une fois envolé l’espoir de revoir un jour Alexandre, Nina se sentit triste. Elle ne savait plus où aller, ni dans quel but. Cette rencontre dans les toilettes avait déréglé quelque chose dans son emploi du temps programmé. Tout ce qui avait été si important pour elle – tout cela se vida de son sens.

« Si telle est la volonté du destin, pensa Nina, il me retrouvera. Le disque contient beaucoup de renseignements à mon sujet. »

Cette pensée la consola. Avant de prendre un taxi, elle s’approcha d’une grande baie vitrée par laquelle on voyait le tarmac et les avions au repos. Nina envia un peu son mari : il aurait la chance de passer trois heures en compagnie d’Alexandre.

Le pilote courait à toutes jambes dans le couloir, comme jamais. Les appels courroucés de ses collègues et du commandant de bord faisaient vibrer son mobile au bord de l’explosion. « Mais qu’est-ce que tu fiches ? » - ainsi commençaient toutes les conversations. Rouge de honte et confus de s’être mis en retard aussi bêtement, Alexandre improvisait déjà un topo d’excuse pour la foule des passagers en attente et les collègues aux abois.

Pendant l’absence imprévue d’Alexandre, deux membres d’équipage préposés à l’inspection de la cabine de l’aérobus s’avisèrent d’en vérifier l’état une dernière fois. En ouvrant les coffres à bagages, le chef des stewards Maria Komleva aperçut dans le coin sombre d’un espace de rangement un paquet noir au contenu imposant.

Les responsables furent alertés en quelques secondes. Des équipes de la Sécurité civile arrivèrent sur-le-champ avec des chiens. La foule des passagers fut prise au dépourvu. Le léger retard causé par Alexandre commençait à revêtir une ampleur qui, quarante-cinq minutes plus tard, faisait mystère. Fut alors donnée une annonce qui tomba comme un coup de tonnerre dans un ciel sans nuage.

Mesdames, messieurs, pour des raisons techniques votre vol est annulé. Prière à tous de rester en salle d’embarquement jusqu’à nouvel ordre.

Alexandre sentit vibrer la poche de son blouson. C’était un appel du commandant de bord : « Merci, Sacha, pour ton retard. Tu nous as sauvé la vie. Il y a deux minutes, on a découvert en cabine un paquet de RDX. Va diable comprendre ! À l’heure qu’il est, je n’ai pas d’explication. Personne ne sait comment il est arrivé là, ni avec qui. D’autant que l’avion avait déjà été vérifié ! L’enquête sera longue, je sens ça d’ici. Tu es notre sauveur, Sacha ! Si on n’avait pas fait un dernier contrôle en ton absence, le sac aurait explosé vingt minutes après le décollage, et bye-bye à deux cents vies humaines. Reconnaissance éternelle ! Maintenant, repose-toi. »

Le commandant raccrocha aussi brusquement qu’il avait appelé. Tout le reste se passa comme dans un rêve. Pris de torpeur, Alexandre avait les yeux posés sur l’écran du téléphone encore allumé.

C’est trop pour un seul jour, prononça-t-il à voix haute.

N’ayant pas la moindre envie de rentrer chez lui pour une explication sérieuse avec Olga, Alexandre partit chez sa mère dès que fut confirmée l’annulation du vol Moscou-Berlin.

Nina n’eut connaissance de la tentative d’acte terroriste qu’à son retour chez elle par le journal télévisé. Elle était abasourdie. Gleb et les autres passagers du vol furent placés dans un deuxième airbus sans les avoir informés de la raison, pour éviter toute panique inutile. Tenant Machenka endormie contre sa poitrine, Nina pensait à lui, à Alexandre : « Que peut-il bien ressentir en ce moment ? Comment a-t-il vécu cette journée ? »

Loin de se douter qu’elle avait été à l’origine de l’heureux dénouement de la journée pour les deux cents passagers du vol Moscou-Berlin, la jeune femme se balançait dans un vieux fauteuil à bascule en contemplant la première étoile allumée sur la Voûte encore claire.

Elle songeait à la perversité du destin, au hasard des rencontres et à l’inestimable valeur de chaque instant vécu. La petite Macha ronronnait dans ses bras. Son souffle, le bercement du fauteuil et les premiers feux de Vénus magnétisaient Nina en la faisant sombrer dans le royaume d'Hypnos. L’idylle fut troublée par un brusque coup de sonnette à la porte. Nina prit peur pour de bon.

Qui peut venir à cette heure ? Léna aura sans doute oublié quelque chose.

Elle mit Macha dans son lit et s’approcha de la porte à petits pas feutrés dans l’espoir de n’être pas entendue au cas où le visiteur se révélerait indésiré.

Derrière l’œil-de-bœuf était Alexandre. Sans prononcer le qui est là d’usage, elle ouvrit grand la porte en irradiant d’allégresse.

C’est vous ? Comment m’avez-vous trouvée ? lui demanda-t-elle avant même de l’inviter à entrer.

C’est que vous m’avez offert votre disque. Tout y est indiqué. Seul un grand paresseux n’aurait pu vous retrouver.

Sans attendre l’invitation de Nina ébahie, il entra avec un gâteau dans une main et un énorme bouquet de roses dans l’autre.

Je suis venu vous dire MERCI pour cette rencontre. Et parce que grâce à vous je suis sain et sauf.

Ils restèrent ainsi longtemps debout près de la porte, dans les bras l’un de l’autre, à chuchoter chacun une prière de gratitude aux étoiles et au destin, se délectant du miracle de l’instant.


Aria d’une étoile


Le millionnaire américain Phil Evans fumait un cigare à l’arôme de cerise en écoutant le vingt-deuxième prélude du premier cahier BWV de J.-S. Bach. Il se voyait marchant avec des hommes, avec le Christ poussé par la foule, et aspirant à partager les souffrances causées par les furieuses flagellations de ses convoyeurs. Phil savait que, tôt ou tard, cela lui arriverait aussi.

Jessica, pourquoi ? Pourquoi m’as-tu laissé tomber ?

D’une voix assourdie, Phil interrogeait le vide.

Seul, il était affalé dans un fauteuil de cuir noir. Le millionnaire suivait des yeux la gravitation des ronds de fumée qui s’élevaient paresseusement vers le haut plafond de la pièce.

Je ne t’ai pas encore parlé, Jessica… Je n’en ai pas eu le temps. Le travail, toujours le travail… Ma chère petite si pleine de talent.

Des bribes de phrases se mélangeaient avec les ronds de fumée, se transformant en sixième voix de la polyphonie de Bach.

Mais j’ai beaucoup appris maintenant, ma chère petite. Je sais beaucoup de choses sur toi, grâce à toutes celles de ton âge. Des filles si gentilles, aussi talentueuses que toi : Barbara, Alice, Eva, Vanessa, Katy…

Le prélude montait crescendo, jusqu’à son point culminant, et l’émotion de Phil grandissait d’autant.

Elles ne m’ont jamais laissé tomber comme tu l’as fait ! continuait le mélomane en criant presque. Debbie, Doris, Rachel, Margaret, elles qui ont si joliment joué et chanté pour moi… Et toi… Je te hais ! hurla-t-il à pleine voix, faisant écho au point d’orgue du prélude.

Sur la joue gauche du millionnaire roula une larme solitaire. Elle brilla à la lumière d’une lampe Louis XVI, comme brille Vénus solitaire sur la Voûte encore claire.

Il resta assis encore quelques secondes, puis éteignit son cigare. Consultant sa montre et prenant son sac, il se dirigea vers la porte d’un pas pressé. Brusquement, il s’immobilisa dans la pièce enfumée et décida de rester un instant prisonnier de la musique. Pour atténuer la douleur de sa vieille blessure, il se remit dans son fauteuil et rouvrit le dernier courriel de Nina Sevastianova. Puis il activa le lien d’Aria d’une étoile et, prenant ses aises, ferma un temps les yeux. Il écoutait l’aria pour la trente-et-unième fois, faisant une trente-et-unième suture à la plaie béante de son cœur.

Comme tu ressembles à ma Jessica, murmura Phil en regardant une photographie de Nina souriante, de profil. Nous allons bientôt nous connaître, ma chère petite.

Sa main allait et venait dans l’air comme pour brosser le portrait de celle qui avait bouleversé sa vie.


Aria d’une étoile durait cinq minutes. Pendant cinq minutes aussi courtes qu’éternelles, Phil se pâma de volupté. Il se confessait à cette musique éthérée en se plongeant dans un lointain passé.

Très loin dans le temps, le millionnaire se promenait bras dessus bras dessous avec Jessica, dans sa jeunesse, au moment où un commando de police de Lower Manhattan força d’un coup puissant la porte de son appartement. Sans lui laisser la moindre seconde pour comprendre de quoi il retournait, les policiers le plaquèrent au sol.

Mister Evans, dit le commissaire de police Raymond Erton, nous vous arrêtons pour soupçon de meurtres en série avec préméditation. Vous avez droit à un avocat mais je ne pense pas qu’il s’en trouve un seul pour vous défendre de son plein gré.

Je comprends, répondit Evans d’un ton des plus tranquilles.


Épilogue


Au lendemain de l’histoire de l’aéroport, le jour pointa sous un franc soleil. Radieux, Nina et Alexandre étaient à la cuisine.

Encore du café ? demanda Nina illuminée de bonheur.

Non, répondit Alexandre en observant Machenka qui venait de se réveiller. Fais-moi plutôt écouter quelque chose de ton programme pour l’Amérique.

Tu fais bien de me le rappeler ! Je devais envoyer les derniers documents hier…

Sans finir son thé, elle se précipita sur l’ordinateur. Constatant l’absence de tout message de Mister Evans – chose inhabituelle –, Nina parcourut machinalement les news. Au mot de New York, elle activa d’instinct la sélection bleue. Après quelques secondes de concentration, la jeune femme s’écria :

Sacha, lis ça !

L’article disait ce qui suit :

Dans la nuit du 28 au 29 août, sur la 57e rue de Manhattan, à New York, la police a arrêté pour soupçon de meurtres en série la personne de Phil Evans, millionnaire de renom, patron de plusieurs fondations et organisateur du festival Vive les talents !

Le pervers était recherché depuis dix ans. L’on compte à son actif dix meurtres de jeunes filles venues concourir à ses festivals.


Choquée, l’opinion new-yorkaise l’est d’autant plus que Mister Evans avait lui-même collaboré durant toutes ces années avec les enquêteurs à la recherche du tueur.

Après son arrestation, le prévenu est immédiatement passé aux aveux.


La salle d'attente ou

mathématique d'une naissance


Cette histoire invraisemblable s’est passée dans l’une des petites cités portuaires de l’Italie. San-Marinella, San-Lorenzo ou peut-être même San-Vincenzo… à franchement parler cela ne touche guère notre histoire car partout vivent les hommes, et en tous lieux naissent les histoires.


Partie I

Luigi et Francesca


Assis au bord de la mer, Luigi songeait à ses meilleures années. Il dodelinait de la tête pour accompagner la mélodie qui résonnait au fond de son cœur. Sur sa chemise dansaient des ombres d’arbres qui se balançaient au rythme d’une musique inconnue de nous. Il n’était pas assez vieux pour faire le bilan de sa vie mais il se croyait depuis longtemps incapable de jouissance et d’émerveillement dans la ronde monotone du jour et de la nuit. Luigi se rendait souvent ici pour contempler l’onde et rejoindre en pensée l’époque où il était heureux. Son cœur n’avait connu le vrai amour qu’une seule fois, mais pour une femme qui n’était plus là depuis dix ans. La ramener, la retrouver ? Non, hélas, c’était au-delà de son pouvoir.

Un matin, elle ne s’était pas réveillée, ayant tout simplement versé dans le néant. La veille au soir les deux jeunes avaient blagué, bu du champagne et parlé d’un voyage à venir, mais à l’aube Luigi avait trouvé près de lui le corps froid de Francesca.

Assis sur le lit, il se tint d’abord immobile, ne sachant que faire. Un silence qui dura près d’une demi-heure. Puis il hurla avec une force telle qu’une vieille psyché dressée dans le couloir se fendit en son milieu comme si l’on y avait jeté une pierre. Telle une bête traquée, Luigi se précipita au-dehors, appelant au secours les touristes qui se promenaient là devant ses fenêtres. Il tentait de se rassurer à l’idée que non, il s’était trompé, Francesca n’était pas morte, seulement inconsciente. Il espérait trouver un médecin qui la ramènerait à la vie. Mais, de retour chez lui avec des docteurs, il vit Francesca allongée exactement dans la même position, au millimètre près. Hélas, après un bref examen du corps, le verdict tomba :

Toutes mes condoléances, signor Artiveri… Malheureusement, il est trop tard.

Entendant cela, Luigi quitta la chambre en flèche. D’un tiroir de son bureau il sortit un revolver et, pleurant comme une fontaine, revint trouver les docteurs. Luigi se jeta à genoux, leur passa les bras autour des jambes et, étranglé de sanglots, leur cria plusieurs fois :

Ne partez pas, je vous en prie, tuez-moi ! Je n’ai plus aucune raison de vivre ! De grâce, pressez la détente, je ne veux pas vivre sans elle.

Après ce jour tragique, Luigi fut placé en clinique. Il y passa près d’un mois, sous sédatifs. Là, toute son activité consistait à fixer un point unique au-dehors, par la fenêtre de sa chambre, et à le scruter en détail. Le regard figé, les yeux bougeant peu. Ni mort ni vif. Rien ni personne ne semblait pouvoir le tirer d’un tel anéantissement.

Luigi et Francesca… ils étaient faits l’un pour l’autre. Luigi le maître, Francesca sa muse. Il ne pouvait faire acte de création qu’en la présence de sa muse. Luigi était compositeur et Francesca, sa source d’inspiration. Il entendait une musique en elle, et c’était elle, oui, elle qui enfantait tous ses chefs-d’œuvre. Sans elle, point de travail possible, et donc une vie dépourvue de sens. Car la création était l’unique raison d’être de Luigi.

Francesca morte, Luigi fut long à ne pas toucher à un instrument. Il ne composait plus et n’y pensait même pas. Il voyageait beaucoup, enseignait, vivait de traductions. Mais point de musique… Un sujet à jamais interdit. Même si quelque chose prenait forme dans son esprit, Luigi n’avait pas le courage de le mener à bien ni de le coucher sur des portées. Il avait en tête que seule Francesca était habilitée à bénir les œuvres entreprises ; or, sans bénédiction, c’est bien connu, aucun navire ne prendra jamais le large.

Toutes ces années, Luigi les passa dans un état de semi-ténèbres, de vague somnolence comme on en voit à l’automne, vers quatre heures et demie, entre le soir à venir et le jour finissant. Il semblait à Luigi que s’il était encore vivant, c’était que là-haut quelqu’un en avait décidé de la sorte. La mort de Francesca avait complètement dissipé ses idées sur les capacités supposées de l’être humain. « Qu’est-ce que la vie humaine ? songeait Luigi. Au fond, ses aspirations, ses désirs ne valent rien dès lors qu’à tout moment quelqu’un là-haut peut priver chacun de sa raison d’être, sans jamais montrer son vrai visage. » Or cet inconnu avait décidé de laisser Luigi seul sur terre errant à l’abandon parmi les hommes sans trouver ni paix ni vie digne de ce nom. La demi-teinte est toujours grosse de danger. Nul n’aime le flou. Et la vie de Luigi n’était qu’obscurité totale. Il ne pouvait vivre sans Francesca. Pis, il ne pouvait créer sans elle, pas même pour s’oublier dans la création. Il songeait parfois au suicide mais, si noire que fût son âme, quelque chose l’empêchait de commettre l’irréparable. Partir était une idée inconsistante. Cette idée ne venait jamais seule, et celles qui l’accompagnaient campaient sous son crâne avec toujours plus d’assurance.

Ainsi passaient les ans. Il arrivait – quoique rarement – que le sombre réduit de sa solitude eût la visite d’un papillon de la joie. C’étaient des femmes qui n’attendaient rien de lui et venaient lui donner du plaisir pour deux ou trois jours. Puis, battant de leurs beaux cils à rimmel, elles s’envolaient aussi vite qu’elles étaient apparues. Luigi ne regardait pas les femmes comme une chance de bonheur, ni non plus comme des objets de passion permettant de s’oublier un temps.

Après plusieurs années d’errance en différents pays, le jeune homme décida de s’établir dans un restaurant de poissons, comme musicien, pour offrir aux clients une atmosphère de fête continuelle. Ce fut là qu’il rencontra Camilla, une fille beaucoup plus jeune qui irradiait la joie et portait une lumière depuis longtemps éteinte en lui. Camilla avait foi dans l’avenir et voulait que Luigi crût enfin que tout était encore possible et que la vie était belle. La jeune fille se sentait prête à tout donner pour tirer Luigi des ténèbres et lui faire accepter qu’elle n’avait que lui comme raison d’être. Luigi appréciait de voir Camilla toujours heureuse avec lui, et de l’entendre parler tous les soirs au dîner des nouvelles de la journée, ravie des événements les plus dérisoires. Attentionnée, affectueuse, Camilla était prompte à le satisfaire en chaque chose. Elle aimait la vie dont elle goûtait avec délectation les moindres manifestations, et dont la perpétuation était l’essentiel à ses yeux.

Car elle avait toujours voulu un enfant. La première fois qu’elle avait vu Luigi, elle s’était dit qu’il serait le père du bébé. Ils se fréquentaient depuis plusieurs mois quand vint le jour où elle prononça la phrase rêvée :

Luigi, je suis enceinte.

Elle avait dit cela presque en chantant, illuminée de bonheur. Au fond de son âme, elle espérait un miracle : que Luigi, entendant ces mots, sortît de sa léthargie, du coma de son passé, et se remît à vivre. Vivre, c’était se réjouir de sa progéniture. Vivre, c’était redécouvrir et réinventer les joies de l’instant présent avec son enfant.

« À quoi bon cela ? pensa Luigi. Encore une épreuve ? Je ne veux pas d’enfant d’une autre femme. Je ne peux pas… C’est de la trahison. Je ne veux d’enfant de personne, sinon de Francesca. »

Mais comment dire ces choses-là à voix haute en regardant dans les yeux cette jeune femme qui rayonnait de bonheur et le considérait avec des yeux pleins d’espoir, à l’affût de chacun de ses mots, prête à donner le plus intime d’elle-même pour attirer son attention ?

Pourquoi ne dis-tu rien ? Tu n’es pas heureux ? Nous aurons un enfant ! Je suis si heureuse. C’est ton enfant, Luigi. Maintenant je sais que tout ira pour le mieux. Ton bébé te fera don d’une nouvelle vie, il te donnera des forces, voilà le sens de la vie.

Oui, bien sûr. Je sais. Je suis heureux, bredouilla Luigi en embrassant doucement Camilla sur le front avant de regagner sa chambre, tout à ses pensées.

Camilla savait, naturellement, que la venue d’un enfant ne faisait pas toujours des miracles chez les couples qui vivaient ce genre de problèmes, mais elle ne s’en réjouissait pas moins. La grossesse se passait tranquillement et ne donnait prétexte à aucune inquiétude. Le jeune organisme de Camilla était heureux de montrer sa force, fier de se prêter avec une telle facilité à un processus aussi naturel. Mais un jour que Camilla voulut de nouveau parler à Luigi de leur avenir commun en glissant une discrète allusion à son désir de porter le même nom que lui, Luigi s’emporta :

Laisse-moi tranquille, s’il te plaît ! De quoi manques-tu ? Nous vivons ensemble, c’est déjà bien beau. Tu sais que je ne te laisserai jamais seule et que je prendrai soin de vous. Mais si tu t’imagines que je vais t’épouser, tu te trompes ! Comment pourrais-je bafouer ce que j’ai su préserver durant toutes ces années ?!

Qu’as-tu préservé, hein ? qu’as-tu préservé ? Tu t’es enterré vivant. Ta vie est celle de quelqu’un qu’on aurait branché à un bloc d’alimentation. Tu manges, tu bois, tu dors, tu travailles, mais tu ne vis pas, tu existes ! Nous pourrions faire une jolie famille, continua Camilla en sanglotant, un enfant doit avoir un père.

Eh bien, il en aura un. N’en doute pas. Mais sans engagement. Tout ce que je suis, m’entends-tu ? tout ce que je suis est le fruit de Francesca. Je lui dois absolument tout !

Le cri de Luigi était si perçant qu’il pénétra sans peine jusqu’aux entrailles de Camilla avec, comme en réponse pour deux, par ricochet, un évanouissement. La jeune femme s’affaissa, blêmit très fort puis, tête pendante, s’écroula. Ce fut un coup terrible pour Luigi. Lui qui n’avait jamais voulu causer de mal à qui que ce fût, surtout à des femmes, se trouva pour la deuxième fois à l’origine d’une horrible tragédie.

Je ne survivrai pas à cela. Seigneur, je répands le malheur ! criait Luigi.


Les mots seraient presque impuissants à évoquer la suite. Camilla fut placée en salle de réanimation. Les médecins ne pouvaient expliquer son état. Deux semaines de coma, et nul n’était capable d’en trouver la raison. Luigi restait jour et nuit à son chevet, la suppliant de lui pardonner ses propos malencontreux. Décidément, le destin se montrait impitoyable à son endroit. De l’accident au verdict, il lui fallut subir encore l’horreur de l’attente, à cette différence près que, cette fois, le supplice durait depuis des semaines. Il n’osait guère croire à un mieux bien qu’un faible espoir subsistât d’après les curseurs des appareils qui mesuraient l’état du cœur de Camilla.

Avant chaque visite, Luigi venait s’asseoir pour quelques minutes au bord de la mer. Fixant du regard une vague lointaine, il y versait toutes ses craintes et ses émotions dans l’espoir d’accorder le rythme de son cœur meurtri à l’unisson du doux balancement de l’onde.

Ce jour-là, les yeux rivés sur la ligne d’horizon, il regarda longuement le lointain. Soudain, il ne savait d’où, une musique retentit. Tendant l’oreille, il comprit qu’elle résonnait dans sa tête. La mélodie n’était connue que de Francesca et lui. Le plus surprenant, c’était qu’il ne la lui avait jouée qu’une seule fois pour la soumettre à son jugement comme variante possible d’une ouverture à son prochain livret, peu avant le jour terrible où sa muse l’avait quitté à jamais pour le monde des anges. Depuis lors, il n’y avait plus pensé. Et voilà maintenant que la mélodie résonnait dans sa tête, montant en volume comme une boule de neige en taille, dévalant la montagne. Luigi porta le regard sur la vague qui venait de lécher la rive et s’en trouva pétrifié. L’eau reflétait le visage de sa seule et unique bien-aimée, aussi nette que le reflet des nuages qui flottaient au-dessus de sa tête. Luigi se retourna dans l’espoir de retrouver Francesca mais, se voyant seul, il ramena les yeux au reflet immobile.

Francesca, c’est toi ? C’est toi, ma chérie ?

Ne parlant qu’à lui-même, il crut être fou. Il se frotta les yeux et se pinça plusieurs fois pour changer de vision, mais il continuait de voir ce qu’il voyait.

Signor, signor Artiveri, cria un infirmier qui courait du côté de l’hôpital, l’état de Camilla vient d’empirer. Nous avons besoin de votre aide. Elle va être transférée au bloc. Si nous n’arrivons pas à la rattraper, elle risque de perdre son fœtus. Nous allons faire le maximum. Espérons…

L’infirmier pressa le pas vers la clinique. Quand Luigi se retourna pour revoir l’image de sa bien-aimée, la trace de Francesca s’était dissoute dans les flots. Ainsi fond le foie gras sous la langue, n’y laissant qu’un arrière-goût de sublime volupté.

Il me faudrait un bon somme, se dit Luigi qui emboîta le pas à l’infirmier.

Dès lors, Luigi ne put penser à autre chose. Même après les mots terribles de l’infirmier sur Camilla, son futur enfant et sa propre personne, il n’avait de pensées que pour cette vision survenue au bord de la mer. Non qu’il fût sans cœur, mais parce que les deux semaines et demie qu’il venait de passer dans un état d’insomnie chronique avaient provoqué en lui torpeur et apathie. L’insomnie, elle seule, était la cause de son incompréhension, de son incapacité d’appréhender le danger réel de la situation. À peine entré dans le bloc où la mère de son enfant, toute décorée de perfusions, gisait sur la table d’opération, Luigi se vida de ses dernières forces et, assis sur une banquette, s’endormit aussitôt.

Son sommeil fut pareil à un chaos. Il sombra dans le noir, puis son corps entra en apesanteur et s’éleva en l’air comme un oiseau. Puis des gens arrivèrent. Il conversa avec eux, sans doute des docteurs qui travaillaient à sauver la vie de son amie. Debout à la fenêtre, Camilla leur disait des choses sur des noces supposées prochaines. Il vit de nombreuses silhouettes courir dans de vastes couloirs. Enfin, tout disparut et elle se montra : elle, sa Francesca. Son image rappelait celle de la Madone des peintres de la Renaissance. Il ne dormait plus maintenant, mais impossible d’ouvrir les yeux. On eût dit que quelqu’un veillait spécialement à tenir ses paupières fermées pour l’empêcher d’observer les traits du visage de sa bien-aimée dans tout son éclat. Tout se passait comme dans la réalité : Luigi avait l’esprit clair, Francesca se tenait face à lui, inchangée depuis leur dernière séparation, un tendre sourire aux lèvres.

Je dors ou j’hallucine ? songea Luigi.

Non, lui répondit-on instantanément, tu ne dors pas, tu te trouves simplement dans une autre station.

Quelle station ?

Un station de réaffectation des âmes. Le lieu où l’on attend la décision de la commission.

Mon Dieu, quel délire… fut la pensée qui traversa l’esprit de Luigi.

Ce n’est pas un délire. Ici, les âmes attendent de renaître ou bien retournent sur terre une fois que la commission a rendu son avis.

Francesca, qu’est-ce que tu racontes ? De quelles âmes parles-tu ? Je te vois clairement, je te sens, enfin, je peux même t’effleurer.

Simple illusion. Je peux te parler quand tu nages entre rêve et réalité, comme en ce moment. Je puis aussi me refléter dans l’eau.

C’était donc la réalité, au bord de la mer… pas une illusion. Francesca, mon amour ! Est-ce vraiment possible ?!

Luigi, je ne suis pas tout à fait la Francesca que tu as connue. Je suis une âme venue renaître au monde. On revient sur terre plusieurs fois pour créer quelque chose de merveilleux à partir de son âme. Toi, Luigi, tu es là pour la dernière fois. Ta mission artistique est immense. Quant à moi, je suis destinée à renaître.

Que dis-tu, Francesca, quelle âme ? De quelle naissance parles-tu ?

Un enfant de toi va naître bientôt. La commission de réaffectation des âmes a décidé de m’envoyer pour naître une dernière fois. Je dois devenir ta fille. Ton enfant sera mon ultime réincarnation.

Et maintenant je dois y aller. Toi aussi, car Camilla t’attend.

Francesca, je t’en supplie, ne me quitte pas. Non, de grâce, ne t’en va pas…

Il le faut, Luigi, va !


Luigi revint à lui dans la salle d’attente, près du bloc opératoire. Le visage mouillé de larmes, il cherchait des yeux Francesca parmi les ombres du couloir, mais sa trace s’était fondue dans le néant. Il était accablé par la somme de bonheur et de malheur qui venait de s’abattre sur lui, et par tout ce qu’il avait enduré pendant ces deux dernières semaines.

Vous allez bien ? demanda un infirmier qui, sorti du bloc, s’approcha de Luigi.

Oui, oui, ça va, merci.

Et soudain Luigi se rappela pourquoi il se trouvait ici.

Et Camilla ? Comment est-elle ?

Rassurez-vous, la crise est passée. Nous ne savons pas trop ce dont elle souffre mais maintenant toutes ses fonctions vitales sont rétablies et le fœtus n’est plus menacé, bien qu’elle soit toujours inconsciente.

La nouvelle ne le marqua guère, tout au plus apaisa-t-elle légèrement l’inquiétude qui l’empêchait de penser à l’apparition de Francesca. À son esprit remontaient lentement, comme à travers une eau trouble, des mots coincés quelque part dans la broussaille de sa mémoire.

Je suis venue pour renaître dans la chair de ta fille… Tu es en ce monde pour la dernière fois.

Au plus profond de lui, Luigi était consterné qu’on pût considérer sa mission artistique comme plus importante encore que son libre choix. Consterné aussi que le chemin et l’amour qu’il avait lui-même choisis n’eussent aucune valeur là-haut. Cela le contrariait et le mettait même en fureur. Se pouvait-il que tout fût prédéterminé ? Le nombre des vies, le chemin choisi, l’amour, tout… Et ce par la seule grâce d’un inconnu, là-haut, qui avait décidé qu’il en serait ainsi et pas autrement. L’indignation de Luigi grandissait à chaque méandre de sa pensée. L’esprit torturé par un tel embrouillamini, il marchait lentement vers sa maison située dans un faubourg de la ville. Les souvenirs lui revenaient du jour lointain où il avait fait la connaissance de Francesca.

Fille d’un professeur de conservatoire en section orchestre et composition, Francesca restait souvent avec son père et suivait deux ou trois cours par jour aux côtés des étudiants de dernière année. Dans la mesure où la jeune fille étudiait la philologie et les langues, elle n’était liée à la musique que par la profession de son père. Son rêve était de trouver un langage universel permettant de se passer de traduction, un langage capable de mettre les hommes en communion, ce même langage qui avait existé sur terre avant l’apparition de la tour de Babel. Ne l’ayant pas trouvé parmi les vivants, elle s’était tournée vers la musique, convaincue d’y trouver enfin ce qu’elle cherchait et de pénétrer dans les secrets de la polyphonie et de la composition. L’intérêt de Francesca pour l’étude de la chose musicale s’éveilla après qu’elle eut éprouvé plusieurs chocs bouleversants en écoutant la septième symphonie de Beethoven et la messe de Bach. Elle comprit alors que l’on pouvait pousser les hommes à accomplir de grandes et belles entreprises grâce à de grandes et belles œuvres, mais aussi à se faire une autre idée de la nature humaine, à apprendre la vie.

Ce fut à ces cours que Francesca connut Luigi. Le jeune homme à cette époque donnait de grands espoirs, étant considéré comme l’étudiant-compositeur le plus talentueux. Tous les deux aimaient à se rendre au bord de la mer où ils passaient des heures et des heures à parler de la synthèse des arts, de l’universalité du langage musical. On parlait aussi de religion et de divine providence.

C’était un temps d’inclination amoureuse et de grande sympathie qui allaient croissant de jour en jour, s’élevant en sentiment de communion et de muette compréhension. Petit à petit, ce sentiment s’emplit d’une tendresse infinie. Ils ne pouvaient plus s’imaginer l’un sans l’autre. Un jour, ce fut le grand amour. Francesca était la muse qui, par sa présence, pouvait mener à son terme n’importe quel élan de Luigi. Elle faisait naître en lui la musique, la faisait grandir, participait à l’enfantement des chefs-d’œuvre. Tout ce qui avait fait sa célébrité à ce jour, Luigi le devait à Francesca. Dans leur union d’homme et de femme, Francesca était l’objet de sa passion, de sa sensualité – sa raison d’être. Dans leur tandem artistique, Luigi était plutôt dans le rôle de la femme qui portait les fruits de leurs fusions musicales, alors que Francesca jouait celui d’une créature mythique, d’un demi-dieu venu d’en haut pour féconder de ses idées l’alcôve de la composition.


Luigi plongeait de plus en plus profondément dans ses souvenirs qui le ramenaient à l’époque heureuse de son passé. Ainsi s’évadait-il vers cet îlot de mémoire où, depuis dix ans déjà, il allait presque chaque jour puiser l’énergie nécessaire à la vie réelle. Arrivé chez lui vers minuit, il ôta son chapeau, but un pastis avec des glaçons, et vérifia son courrier et se précipita sur son lit défait depuis l’aube, où le sommeil l’emporta aussitôt. Tout se passa comme la fois précédente, selon le même ordonnancement. Des infirmières couraient dans sa tête, changeant les perfuseurs et mettant des aiguilles aux seringues, puis il se retrouva dans un long couloir où des médecins poussaient des brancards avec des vivants et des morts. Les médecins se parlaient entre eux, leurs paroles se brisaient sur les murs vétustes de l’hôpital et parvenaient aux oreilles de Luigi sous la forme d’un écho inaudible. Cela ne dura guère. Ensuite, quelqu’un alluma dans sa tête, à pleine puissance, une émission sur la vie à l’hôpital, et Francesca apparut de nouveau.

Donc, je ne délire pas… Tu existes bien. Francesca, tu es là ?! Mon Dieu, quel bonheur ! Ma chérie, ce n’est donc pas un rêve !

Tu es en train de dormir, mon amour… Mais parfois, dans le sommeil, vous êtes capables d’accéder à un monde invisible de jour. Il est en effet possible, à la croisée du rêve et de la réalité, que vivants et morts se rencontrent. Toi et moi ne pourrons nous voir qu’en rêve, un certain temps.

Non, Francesca, j’ai besoin de toi tout le temps ! Quand tu m’es apparue sur la rive, j’ai entendu une musique. Cela ne m’était pas arrivé depuis le jour où tu m’as quitté. Tu te prétends morte, mais non, c’est moi qui suis mort, et toi qui me ramènes à la vie. Le désir m’a repris de composer de la musique.

J’en suis ravie, telle est bien la mission attachée à ma renaissance. Je suis envoyée pour raviver ta source d’inspiration par la naissance de la fille que porte Camilla, pour te ramener à la création musicale. Ton destin sur terre est d’écrire une musique qui rendra le monde plus humain. J’étais prête à me sacrifier, à sacrifier mon amour pour toi dans le seul but de te remettre sur le chemin de l’art. Dans notre monde, le temps n’existe pas. Tu me dis que dix ans ont passé depuis notre séparation, or j’ai la sensation que c’était hier. Vois-tu, c’est ma première renaissance depuis ma mort. En renaissant, nous perdons la mémoire de notre vie antérieure. Pour moi, cela signifie que je vais mourir définitivement une fois que je renaîtrai dans la chair de ta fille. Car ici la vie était pour moi un acte de mémoire dédié à ta personne et à notre amour. Ma raison d’être, Luigi, je ne la vois que dans l’Amour. Mais cette raison d’être, seuls des hommes comme toi sont capables de la faire vivre. Ta musique donne vie à l’amour, tu as des pouvoirs divins. Tu es venu sur terre avec ce don pour apprendre aux hommes à aimer les mortels.

Comment puis-je apprendre à qui que ce soit à aimer si je suis malheureux ? Je n’ai aimé et n’aime que toi, et je regrette d’avoir causé de la souffrance à Camilla. Mon art, c’est toi et personne d’autre, sans toi je ne puis ni vivre ni créer.

Luigi, la cause de ma disparition consiste justement dans ta dépendance totale vis-à-vis de moi. La commission de réhabilitation des âmes a décidé de te donner la liberté et de t’apprendre à créer en toute indépendance.

Me donner la liberté ? Ils ont fait de moi un otage éternel du jour de notre séparation. Mes pensées, mon âme, mon corps sont restés à jamais dans le logis où je t’ai trouvée endormie. Qu’importe ce qu’ils ont décidé. Je t’ai déjà perdue une fois, et il n’y aura pas d’autre fois.

Non, Luigi… Il y a des choses que l’on ne peut pas changer. Il y a une prédestination suprême : je dois naître dans la chair de ta fille, tu dois continuer de composer de la musique. Je serai toujours avec toi, mais sous une autre apparence. Je continuerai de t’inspirer comme autrefois.

Jamais ! C’est de toi que j’ai besoin, telle que je t’ai connue et que je te vois maintenant devant moi.

Hélas, tu devras céder.

Rien ne m’arrêtera plus maintenant ! J’ai dormi comme une masse durant toutes ces années. Il est temps que je me réveille. J’irai jusqu’à votre commission et j’obtiendrai gain de cause !

Son sommeil fut rompu brusquement par la longue plainte d’une sirène qui annonçait à quelqu’un de grands tourments. Luigi gardait le silence, les murs aussi, seule grinçait la porte dont l’écho retombait douloureusement dans son cœur. Luigi se leva et s’approcha de la fenêtre. Il s’emplit les poumons de l’air lourd de la nuit, chargé de mille arômes de l’été, et, pour la première fois depuis longtemps, jeta sur le monde un regard différent. Avec ses effluves d’olives, d’azalées, de terre humide et d’iode marin, le souffle capiteux des ténèbres estivales s’invitait dans ses narines en provoquant dans son âme une réaction chimique complexe. Quelque chose augurait de grands changements, quelque chose changeait en lui. Un papillon noir entra par la fenêtre et se posa sur le rebord.

« Que la vie est imprévisible, tout peut changer à la vitesse d’un battement de ses petites ailes, songea Luigi. Tout homme de bon sens préférera rester le plus longtemps possible dans le monde des vivants et repousser autant que faire se peut la rencontre avec la mort, alors que moi, j’aspire à la rencontrer coûte que coûte… pour y retrouver Francesca. »

De nouveau Luigi entendit une mélodie qui, issue d’un abîme, était d’une forme si claire qu’elle ne laissait au compositeur aucune variante possible de construction. Le désir de la coucher sur le papier – tant elle était belle et parfaite – tira Luigi de son demi-sommeil, tel Münchhausen se tirant par les cheveux. Le bonheur combla le compositeur, l’illumina, les rayons de la grâce se posèrent sur un herbage oublié. Il travailla sans relâche jusqu’à l’aube. Quand il eut mis en sons ce qui était né dans la nuit, Luigi, fatigué mais immensément heureux, s’en fut au chevet de Camilla. Il s’en voulait de ne pas avoir eu de pensée pour elle en pareil moment. Camilla l’aimait et faisait tous les sacrifices pour mettre plus de lumière, de tendresse et de plaisirs quotidiens dans la vie de Luigi. Il en était conscient et lui en savait gré tout en comprenant que les efforts qu’elle déployait ne serviraient à rien. Aussi prenait-il Camilla en pitié, refusant qu’une jeune fille aussi magnifique et lumineuse gâchât sa vie avec un homme semblable à un mort vivant aux yeux à jamais éteints, prisonnier de son passé. Sur le chemin de l’hôpital, Luigi ne cessait de se reprocher son incroyable égoïsme, sa sécheresse de cœur à l’égard de Camilla.

Comment puis-je être aussi abject ? Ces jours-ci elle a plus que jamais besoin de moi. Pauvre petite, je ne suis pas digne de toi !

Ses pensées se mouvaient à la vitesse de la lumière, cependant que vibrait encore, dans la chambre close du vaste palais de sa mémoire, la mélodie qu’il venait d’écrire. Elle vibrait sans discontinuer comme la fréquence d’un émetteur permanent de musique classique. Et puisqu’elle vibrait dans sa tête, cela voulait dire qu’il n’était pas seul, que Francesca se trouvait avec lui. Cet inévitable écartèlement entre le devoir qui le rattachait à Camilla, les reproches incessants qu’il se faisait à lui-même et son irrésistible besoin de composer grâce au retour de Francesca – cet écartèlement l’anéantissait de l’intérieur, le rendait fou et ne lui laissait aucun espoir de sérénité. C’était une véritable torture. Qui eût pu répondre à la question « Comment être ? » Être, pour Luigi, cela signifiait être avec Francesca. Elle revenait pour devenir sa fille. Si cela devait vraiment se produire, alors Luigi perdrait une deuxième fois sa muse et mourrait ainsi définitivement. Il savait depuis l’enfance que le droit de choisir était donné aux hommes, or, de ce droit, Luigi se voyait privé. Choisir, cela voulait dire aimer, créer, être avec Francesca… Mais être avec elle, désormais, c’était quitter la vie. Que faire de l’horlogerie mathématique de la réaffectation des âmes ? Que voulait dire Francesca ? Comment changer l’inchangeable ? Contre qui se battre ? Qui chercher ? Le monde était ainsi fait qu’à chaque fois que l’on s’interrogeait et que l’on sollicitait de l’aide pour résoudre l’insoluble, il se trouvait quelqu’un qui, maîtrisant à l’évidence cette mathématique complexe, nous incitait à lui lancer un défi, à entrer dans le jeu, à mesurer nos forces avec lui.


Partie II

Victor et Camilla


Sa main dans celle de Camilla, Luigi luttait contre des bourrasques d’émotions qui l’assaillaient de toutes parts, ses propres désirs étant aux prises avec des giclées d’idées musicales dont la bruine ravivait les oasis asséchées de son âme. Mais où était Camilla pendant ce temps-là ? Où était son âme ?

Après avoir passé un tunnel noir et hurlant, Camilla se retrouva dans une salle qui lui faisait penser à une station thermale. Il y avait là beaucoup de monde en blouse blanche : certains prenaient des bains, d’autres se tenaient assis silencieusement en observant le jet dansant des sources. Nul ne se pressait comme si le temps avait suspendu son vol et que rien n’existait que cette salle et ces procédures. À l’entrée des bains, Camilla fut accueillie par un jeune homme de haute taille. Celui-ci lui tendit en souriant un peignoir blanc et l’invita à patienter dans la salle d’attente.

D’attente de quoi ? demanda Camilla. Où suis-je ? Je n’ai pas acheté d’abonnement aux bains, ce n’est pas permis dans mon état. (Mais, posant la main sur le ventre, elle fut horrifiée d’en constater l’absence.) De quoi ? J’ai perdu mon enfant ? Mon Dieu, mais je deviens folle, que se passe-t-il ? Mais où suis-je enfin ?! Donnez-moi un téléphone, je dois appeler Luigi !

Pas d’énervement, de grâce, lui dit le jeune homme, passez en salle d’attente. On vous appellera bientôt pour vous donner des consignes.

Des consignes ? Quelles consignes ? Et qui êtes-vous ? Il faut tout de suite que je sache où je suis pour le dire à mon mari…

Camilla comprit alors qu’elle exagérait un peu et prenait ses désirs pour des réalités.

Vous souhaitez appeler votre mari ? Attendez, je vous prie, il doit y avoir une erreur quelque part. Vous êtes Camilla Strozzi, vingt-cinq ans, chef de salle dans un restaurant de poisson, non mariée, domiciliée avec votre ami Luigi Artiveri à l’adresse…

Choquée par la froideur d’énoncé de ces renseignements, Camilla était aussi froissée par le fait que même ici, en ce lieu complètement inconnu, avec des gens qu’elle voyait pour la première fois, elle n’avait pu jouir du statut tant désiré d’épouse de Luigi ne serait-ce que cinq petites minutes. Il ne restait qu’à confirmer ce qu’elle venait d’entendre.

Oui, c’est bien ça… dit-elle avec tristesse, mais nous allons bientôt nous marier, s’empressa-t-elle d’ajouter comme pour se justifier.

Elle aurait aimé paraître convaincante ne fût-ce qu’à ses propres yeux.

Cela ne change rien à l’affaire, asséna l’autre.

Quelle affaire ? s’étonna Camilla.

L’affaire de la réaffectation de votre âme.

Vous rigolez, ou quoi ? C’est un club de yoga ici ? Et vous, d’abord, vous êtes qui ?

Signorina Strozzi, fit celui qui accueillait Camilla d’une voix plus pressante, veuillez vous montrer un peu plus aimable. Un peu de respect pour votre lieu de destination.

Non mais je délire, ou quoi ? De quelle destination ?

Le centre de réaffectation des défunts.

À ces mots, Camilla se sentit transpirer.

Qu’est-ce que ça veut dire ? songea-t-elle Que je suis déjà morte ?

Ce n’est pas encore décidé. Votre cas sera tranché dans deux heures. Pour le moment, veuillez passer en salle d’attente.

Pour la première fois de sa vie, la jeune fille ne trouva rien à redire. L’incompréhension, la peur, l’humiliation paralysaient ses propos, son attention, ses émotions. Qui lui avait pris son enfant et de quelle manière ? Que s’était-il passé ? Pourquoi personne ne lui expliquait rien, à la fin ? Camilla retourna dans la salle et fut frappée par la tranquillité des gens qui attendaient leur verdict. La plupart d’entre eux avaient un air résigné, paraissant prêts à recevoir n’importe quel jugement. Camilla n’arrivait pas à pleurer, rien ne ressemblait à des larmes dans ses yeux. Elle ne fit que pousser un râle sourd de douleur dont les spasmes touchèrent jusqu’au tréfonds de sa chair. De comprendre que même ici l’on avait déjà tout décidé pour elle en contrôlant ses réactions à l’avance, la mit définitivement hors d’elle. D’un bond elle sortit dans le couloir, espérant que ce n’était là qu’une pitoyable construction de l’esprit, un malentendu, un vilain tour, un rêve enfin. Le vide et l’immensité des couloirs oppressaient Camilla par leur désolation : ils étaient démesurés comme s’ils avaient été conçus, dans l’idée des architectes, pour la population d’une ville entière ou même de plusieurs villes. Se voyant dans un lieu où tout échappait au bon sens, elle se mit à crier. Mais, après plusieurs cris, elle s’arrêta déconcertée par l’absence d’écho.

Parce qu’en plus personne ne m’entend ! Je ne peux appeler personne au secours. Mon Dieu, pourvu que je ne perde pas la tête !

Et elle se posa sur un banc bizarrement fixé contre un mur. La jeune fille se ferma le visage avec les mains dans l’espoir qu’en son for intérieur il serait plus facile de laisser passer le cauchemar. Le seul espace où Camilla pouvait s’échapper était sa mémoire. Aussi tenta-t-elle de reconstituer les détails de sa dispute avec Luigi. Sans y parvenir, hélas, car seules des images de bonheur lui revenaient à l’esprit : Luigi et elle s’enlaçaient, il lui caressait le ventre en fredonnant quelque chose de mélodieux.

Vous allez bien, mademoiselle ? Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas restée dans la salle d’attente ? lui demanda, surgissant de nulle part, un personnage en uniforme.

C’était un homme d’une trentaine d’années, de corpulence agréable et sportive, avec à sa veste un badge Service d’ordre commission. Camilla se découvrit la face, effrayée par l’apparition de l’inconnu. À la vue du visage de cet homme, elle se mit à chercher dans les listes de sa mémoire un nom qu’elle avait pourtant prononcé des centaines de fois, jadis. La voyant incapable d’articuler ce nom la première, le soldat décida de se présenter sans attendre.

Je m’appelle Victor.

Il avait beau tenter d’afficher un air froid, tout en lui trahissait sa joie débordante de rencontrer Camilla.

La première fois qu’il avait vu Camilla, Victor était un jeune soldat garde-frontière. Bien que petite fille à cette époque, elle avait déjà l’art et la manière de conquérir les cœurs des garçons. Ayant pris des formes et de la maturité, elle ne tarda pas à découvrir les tendresses du flirt, faisant tourner la tête aux soldats de la caserne située non loin de chez elle. Jeune homme timide, Victor avait du mal à engager la conversation, surtout avec une jeune fille. Camilla, au contraire, se montrait très entreprenante malgré son âge, douée d’un esprit vif et même d’un vrai talent pour communiquer avec le sexe opposé. Elle possédait un charme inouï, aussi irrésistible que l’odeur d’un melon bien mûr qui aurait roulé sous un lit.

Ils se connurent dans une épicerie. Camilla ayant laissé échapper de la petite monnaie, Victor se jeta pour la ramasser. Alors la jeune fille, qui ne l’avait pas remarqué, se retourna malencontreusement au bruit des pièces et lui marcha sur la main. Toute rouge de confusion, elle le couvrit d’égards en le questionnant sur son état en lui demandant pardon pour sa maladresse. Victor avait mal à la main mais n’y prêtait pas la moindre attention, trop heureux que l’occasion lui eût permis d’approcher si facilement une fille si jolie. Quand il sortit du magasin, il ne restait plus rien de sa timidité. Quinze jours plus tard, les jeunes gens commençaient à se fréquenter et passaient de plus en plus de temps ensemble.

Camilla vécut cette relation comme une expérience amusante, dans l’ordre normal des choses, comme l’une de ces histoires heureuses dont sa vie – croyait-elle – allait être pleine. Quant à Victor, il était de nature à appréhender tous les événements en profondeur, surtout qu’il s’agissait de sa première liaison sérieuse avec une femme. Il mûrissait déjà des plans sur leur lune de miel, le nombre d’enfants le plus raisonnable, le cadeau de noces à Camilla. Il ne songeait même pas qu’elle pût penser autrement ou ne pas désirer la même chose que lui. Hélas, Camilla était d’une nature différente, trop jeune pour affronter pareilles perspectives.


Quand on se fut fréquenté un mois – chaque jour euphorique pour Victor – le jeune homme décida de lui faire sa proposition. Il acheta des fleurs, revêtit son plus beau costume, glissa une bague précieuse de sa grand-mère dans un écrin-cadeau et invita Camilla au café. Il s’installa près d’une fenêtre à une petite table et, se mordant les lèvres, attendit patiemment celle qu’il regardait comme sa future fiancée. C’était une joie primitive. Telle avait été, peut-être, la joie de l’homme découvrant le secret du feu. Camilla, qui revenait enchantée d’une rencontre avec ses copines, se mit à babiller sans trêve sur des riens. En rapportant les mots et les pensées de ses amies, elle éclatait de bonheur comme s’il était question de choses d’une importance extraordinaire. Victor lui souriait en réponse, à l’affût d’une pause dans le gazouillis de la joyeuse crécelle. Parfois, il tendait une oreille attentive aux détails de la narration en s’efforçant de saisir la logique et le sens de son babillage ; ou bien il s’oubliait à répéter la seule phrase qui comptât pour lui, et qui devait bouleverser le cours de leur vie. Quand le silence se fit autour de la petite table, ce fut à Victor de parler. Il but de l’eau, jeta encore un œil à la fenêtre et, foin des préludes à dentelles ! prononça sans ambages, en criant presque :

Camilla, sois ma femme ! Marions-nous le mois prochain !


Il regretterait longtemps la mauvaise construction de la phrase et le ton brutal qu’il avait pris pour dire ces mots sacramentaires, se reprochant sa lâcheté et sa nervosité. Toujours est-il que Camilla renvoya une réponse fulgurante. Au vrai, réponse n’est pas le mot juste, c’était plutôt la réaction nerveuse d’une gamine extravagante guidée soit par la frivolité, soit par le besoin juvénile d’exprimer des doutes sur sa vocation de femme irremplaçable. Bref, elle rit grossièrement au nez de Victor avec un zest de théâtralité en forçant d’une façon un peu facile sur la trépidation de ses cordes vocales.

Moi ta femme ? Tu plaisantes, ou quoi ? Tu t’es vraiment nippé comme ça pour me dire une ânerie pareille ? Tu t’imagines que je vais me marier avec un bidasse ? Ha ! ha ! ha !... La barbe, à la fin.

Puis de quitter le café d’un bond en jetant son gilet sur ses épaules.

Victor ne s’en trouva pas offensé, s’étant jugé trop égoïste et impatient. Il fallait attendre encore un peu. Après tout, Camilla était encore très jeune pour une telle décision. Les propos de Victor risquaient de lui faire peur. Il courut encore longtemps dans ses talons en expliquant un tas de choses, mais Camilla était ferme et le priait de garder pour lui ses sentiments trop sérieux.

Quelques semaines plus tard, il fut appelé dans le sud où une guerre venait d’éclater. Victor y fut tué au bout d’un mois dans l’exercice d’une mission de combat difficile. Et maintenant le sort, qui avait ses raisons, les faisait de nouveau se rencontrer. Camilla avait beaucoup changé depuis le jour où Victor lui avait fait sa proposition. Déjà vieux de sept ans, ces événements lui revinrent immédiatement à la mémoire. Elle ressentit de la peine et de la honte pour la scène qu’elle lui avait faite dans le café.

Victor, ça alors ! Tu es vivant ?

Non.

Donc je suis morte ?

Non plus. La salle d’attente est ouverte à tous ceux dont le sort n’est pas encore tranché. Peut-être que la commission pour laquelle je travaille jugera plus opportun ton retour dans le monde des vivants, et alors tu rentreras bientôt chez toi.

J’ai du mal à le croire. Que s’est-il passé pour que je me retrouve ici ?

Ce n’est pas bien difficile. Avec cet ordinateur, là, je peux te montrer ton passé, tes proches, et tout ce qui se passe dans le monde d’où tu viens.

Ils allongèrent le pas dans le couloir en se regardant. Chacun d’eux pensait au temps de leur jeunesse où ils étaient ensemble.

Toi aussi tu es en salle d’attente ? demanda Camilla à Victor.

Non. Je travaille pour la commission, on m’a placé ici pour l’éternité. À la différence des âmes qui arrivent à la station après leur propre mort, celles des martyrs restent ici à jamais. Nous sommes dispensés du service des renaissances entre les deux mondes, et nous ne redescendons plus sur terre. Nous jouissons du privilège suprême de l’Immortalité.

Donc, la vie est un service ? Mais au profit de qui ?

D’abord au service de l’âme. Les âmes font leur apprentissage dans le monde des vivants et chaque nouveau séjour qu’elles font sur terre équivaut à une admission en classe supérieure, comme à l’école.

Et qui préside à tout ce manège ?

Peut-être que tu le sauras bientôt. Et maintenant, regarde ici.

Victor alluma un ordinateur. Une fois qu’il eut ouvert le dossier de Camilla, un logiciel afficha des renseignements sur son coma et son passage en salle de réanimation.

Tu vois, tu es en train de traverser un état comateux. Mais ce n’est pas encore le verdict, plutôt un temps de réflexion.

Ah ! oui, souffla Camilla, je crois me rappeler ce qui m’est arrivé. Mais où est mon enfant ? J’en étais à mes derniers mois de grossesse. Il est donc déjà né ? Ou je ne sais pas tout ? questionna-t-elle avec des accents d’angoisse.

Son sort sera bientôt tranché, à lui aussi.

Que veux-tu dire par là ?

Simplement que l’âme de ton enfant est parmi les vivants et qu’il se prépare à naître.

Et qui sera mon enfant ? Peut-être que tu peux me le dire avec ton ordinateur ? ironisa Camilla d’un ton méfiant.

Bien sûr, regarde.

Ce que Camilla vit ensuite était au-dessus de ses forces. Elle allait avoir pour enfant celle qu’elle détestait le plus au monde, celle qui avait volé la joie de vivre à son Luigi. Pourquoi elle ? Qu’était-ce que cette mauvaise blague ? Camilla ressentit un léger vertige sous l’effet de l’adrénaline qui emplissait ses veines. Puis elle vit Luigi à son chevet qui écrivait quelque chose dans un cahier. Elle réussit à déchiffrer un titre sur une page de partition : « Francesca. Poème d’amour ». Même quand Camilla se trouvait dans un état pareil, Luigi ne pensait qu’à sa Francesca. S’il avait été possible d’éclater en sanglots devant l’ordinateur, Camilla n’eût pas manqué de le faire. Mais, dans la station, les larmes étaient interdites.

Ils ont vraiment l’air de s’aimer, dit Victor.

Non ! grinça Camilla dans un sanglot sans larme. Il se fait des illusions.

Ça non. Vois Francesca. Ce n’est pas une illusion, elle est vraiment là, aux côtés de Luigi.

Voyant cela, Camilla sursauta de colère.

Donc, pendant que j’agonise, ils font ce qu’ils veulent. Comment peut-il manquer de cœur à ce point ?!

S’il aime tant Francesca, c’est peut-être qu’il faut faire machine arrière ?

Jamais ! cria Camilla. Je n’ai pas le droit de rester ici, j’en ai la certitude maintenant ! Il faut que je rentre d’urgence. Je ne leur permettrai pas d’être ensemble !

Les choses peuvent se faire autrement. Tu as la possibilité de rester ici. Je t’aime toujours, Camilla. Vois-tu, mes sentiments pour toi n’ont pas faibli et je rêve encore de notre union.

Ne recommence pas, Victor, s’il te plaît ! supplia Camilla. J’aime Luigi. C’est le seul homme que je voudrais avoir pour mari. Désolée, je dois y aller. Il est temps que je rentre chez moi.

Doucement, Camilla, ton sort ne va pas tarder à être réglé. La séance du conseil est presque terminée. Attends ici, je vais voir ce qui se passe dans la salle.

Victor avait un droit d’entrée dans la salle du tribunal. Il y pénétra juste au moment où le magistrat prononçait le verdict.

Donc, messieurs, je déclare close l’affaire Camilla Strozzi. Inscrivez-la dans le registre des admissibles. Après son accouchement, qui aura lieu demain matin, son âme sera acheminée chez nous. Je vous prie (un signe vers un homme en soutane blanche) de procéder sur-le-champ à la régularisation des papiers.


Sachant combien Camilla désirait revenir à la vie, Victor, abasourdi par le verdict, referma la porte de la salle des séances dans un état de torpeur hypnotique. Il ne savait quoi lui dire. Comment lui signifier ce qu’il venait d’entendre, à savoir que le tribunal désapprouvait le retour de Camilla auprès de Luigi ? D’un autre côté, il était heureux à l’idée que sa bien-aimée resterait avec lui et qu’aucun Luigi désormais ne ferait plus obstacle à son bonheur.

Alors ? Qu’as-tu appris ? le pressa Camilla qui accourut vers Victor à la sortie de la salle.

J’ai compris seulement que la naissance de ton bébé était fixée pour demain.

Tu es sûr ? Dieu soit loué ! C’est donc que tout s’arrange. Je vais revenir auprès de Luigi…

Un premier sourire se dessina sur son visage.

Pour la première fois depuis qu’il connaissait Camilla, Victor sentit grandir en lui un sentiment de jalousie et de rancœur à l’égard de Luigi. La fois précédente, il avait perdu Camilla du fait de sa propre bêtise ; mais maintenant que le destin lui offrait la chance unique d’atteindre le bonheur tant attendu, Victor était fermement décidé à se battre pour elle. Des dizaines de plans mûrissaient dans sa tête pour éliminer son adversaire, mais il importait d’abord de libérer Camilla de son attachement maladif à Luigi.

Cependant, Victor savait que son conflit avec Camilla ne pourrait que s’aggraver à la mort de Luigi, car alors tous les trois se retrouveraient dans la salle d’attente de la station et Camilla ne manquerait pas de se jeter au cou de Luigi sans se soucier de la présence de Victor. Quand la vérité se ferait jour sur le coupable de la mort du bien-aimé de la jeune fille, il perdrait définitivement sa dernière chance d’être enfin désiré d’elle. Il fallait à tout prix trouver une solution à ce casse-tête.

Victor eut l’idée de se rendre aux archives qui renfermaient toutes les fiches des vivants et des morts. Après avoir trouvé le département des vivants, la ville et l’année, il poursuivit ses recherches dans la rubrique des professions. D’entre tous les musiciens vivants de la cité, un seul compositeur portait le nom d’Artiveri. Victor ne put résister à la curiosité de consulter le dossier de son rival, aussi s’installa-t-il dans un coin discret pour éviter de tomber sous le regard d’un visiteur éventuel. De page en page, Victor sentait sa haine diminuer et se prenait de compassion pour le malheur du jeune homme, voyant dans quelle impasse il se trouvait. Le destin de Luigi lui rappelait le sien propre, ce qui le rendait plus proche et plus compréhensible à ses yeux. De rival, l’autre devenait petit à petit son ami, son frère, son compagnon. Étant par nature de ceux qui n’aimaient qu’une seule fois, Victor partageait le désir de Luigi de passer sa vie entière avec la même femme. Fort des multiples privilèges attachés à sa profession et se sachant capable d’accéder à toutes les informations possibles, il comprit clairement qu’il était seul à pouvoir accomplir quelque chose d’inaccessible aux simples mortels. Victor ayant acquis la conviction que Luigi ferait tout pour revenir auprès de Francesca, quitte à satisfaire n’importe quelle exigence en retour, il mûrit en pensée un plan d’action incroyablement osé. Mais, avant cela, il décida de faire connaissance avec Luigi d’un peu plus près.


Partie III

Équation résolue


Passer d’un monde à l’autre ne coûtait rien à Victor et à Francesca. Étant descendu de la salle d’attente par ascenseur spécial, le soldat se retrouva dans la chambre d’hôpital où était Luigi. Allongée sur son lit, Camilla avait exactement la même allure que l’instant d’avant bien qu’elle fût décorée de tuyaux pareils à des tiges et d’innombrables ampoules qui faisaient penser aux fleurs des parures mortuaires des princesses païennes. Admiratif, Victor n’avai d’yeux que pour elle. Maintenant il pouvait observer tout à loisir le masque délicat de son visage avec ses lignes et ses traits doux absolument inimitables, d’une beauté sublime.

Près de ce corps orné de parures d’hôpital se trouvait Luigi dans la pose de l’embryon, paisible Morphée couché sur un manuscrit qui avait incroyablement grossi dans la nuit. Le compositeur avait pratiquement achevé son Poème de l’amour. Il était devenu l’esclave de ce rude et infini labeur de création, un bras d’une force invisible ne le lâchait plus et l’obligeait à écrire, voire à copier une musique préexistant dans un autre monde. C’était à peine si Luigi avait eu le temps de consigner la dictée. Harassé de fatigue, il avait passé deux ou trois heures à dormir aux pieds de Camilla. Francesca était sur une chaise et caressait les boucles noires de Luigi. Elle veillait sur son sommeil.

Sentant la fraîcheur familière des occupants de la station de réaffectation des âmes, Francesca se retourna pour chercher des yeux le visiteur inopiné. À la vue de Victor, elle mit le doigt à ses lèvres pour le prier de ne pas troubler le sommeil de Luigi.

S’il vous plaît, laissez-moi l’admirer un peu. Que venez-vous faire ici, hein ? Me dire que la volonté de la commission est toujours en vigueur ? Que je suis prédestinée à renaître dans cette chambre ? Je sais, je sais tout cela… inutile de le répéter ! lança Francesca très irritée.

Oui, c’est bien ça, répondit Victor rassurant, je vois que vous vous aimez beaucoup. Moi aussi j’aime ma Camilla (il lui adressa encore un regard de tendresse), mais les consignes, comme tu sais, valent plus que les émotions des mortels. C’est ce qu’on pense en haut lieu… Pourtant, ils ont eu beau me faire entrer cette idée dans le crâne, en sept ans de service, je n’y crois toujours pas. Nous sommes assez forts pour leur lancer un défi. Et je suis sûr que l’histoire de chacun d’entre nous peut s’achever comme bon nous semble. Vois-tu, je viens seulement de comprendre que notre seule raison d’être est de vivre auprès de la personne aimée en partageant chaque regard, chaque soupir, peu importe où, ni dans quelles conditions. Francesca, je peux tenter de faire en sorte que chacun d’entre nous ait ce qu’il veut. Mais d’abord je dois parler à Luigi.

Qu’avez-vous imaginé ? Un plan ? Mais lequel ? Vous voulez causer notre perte ?

Permets-moi de lui parler, insista Victor.

Francesca marqua un silence, leva encore une fois les yeux sur Luigi dormant et, comme pour graver à jamais la scène dans sa mémoire, poussa un profond soupir avant de quitter la chambre.

Luigi, n’aie pas peur, je m’appelle Victor, dit le soldat d’un ton plein d’assurance.

Victor ? Qui es-tu ? On s’est déjà vus ? Je ne te connais pas.

Aucune importance, vraiment. Je suis là pour t’aider. Francesca et toi. (Puis, baissant la voix :) Et Camilla aussi. Je viens d’une station où se trouve Francesca. La naissance de ta fille est fixée pour demain. L’âme de Francesca s’incarnera dans l’enfant de Camilla et tu ne la verras plus jamais telle que tu l’as connue.

Et ce dès demain ? demanda Luigi d’une voix morte.

Oui, j’ai entendu le verdict de la commission sur l’affaire Camilla. Mais ce n’est pas tout. Camilla va mourir, elle n’est pas destinée à vivre après l’accouchement.

Mon Dieu, Je suis donc coupable d’une deuxième mort ! C’est impardonnable ! Il n’y a vraiment pas d’autre issue ?

Si, c’est pourquoi je suis là. Luigi, la station de réaffectation des âmes, ce n’est rien d’autre qu’un énorme ordinateur. Chaque âme a son numéro et sa destination. Tout se passe bien tant que le système marche sans accroc. C’est moi qui réponds de la surveillance de cette machine. Personne dans la station ne se méfie de moi dans la mesure où, jusqu’à présent, je n’ai jamais eu intérêt à causer des nuisances au système pour revenir sur terre. Les âmes des martyrs ne sont pas sujettes à réincarnation, elles ne font qu’observer la renaissance des autres. Nous jouissons du privilège suprême, et même le plus bête d’entre nous ne cédera son immortalité pour rien au monde.

Tu viens de me dire que tu n’y as jamais eu intérêt jusqu’à présent ? Ça signifie donc que tu as maintenant une raison de revenir ?

La question désarçonna Victor qui sentit soudain affleurer son affection pour Camilla. Il perdit de son assurance.

C’est vrai, dit Victor, il y a longtemps que j’aime Camilla. Un jour qu’elle était encore presque une enfant, je lui ai demandé sa main. Elle m’a dit non. Mais ça n’a rien changé. Je l’aime et je suis prêt à faire pour elle ce dont tout immortel serait incapable. Je suis prêt à revenir dans le monde des vivants, prêt à naître dans la chair de son enfant. L’immortalité n’est rien par rapport au bonheur d’être câliné.

Mais tu disais à l’instant que la consigne était d’y envoyer Francesca.

Oui, mais si je parviens à éteindre pour quelques minutes cette maudite machine à réaffecter les âmes, alors l’impossible sera possible. Figure-toi que toutes les âmes sont numérotées dans la station. Une fois la machine HS, les numéros s’effaceront et bonjour le chaos. La hiérarchie cherchera l’origine de la panne et j’aurai tout le monde à mes trousses. Et pendant ce temps, ce sera chacun son groupe : toi dans le groupe des partants pour la station ; moi dans celui des revenants sur terre. Nous aurons quelques minutes pour agir.

Les yeux de Luigi brillèrent de joie :

Donc, je resterai à jamais avec ma Francesca ! murmura-t-il.

Oui, mais sache que tu le devras aussi à Camilla, pas seulement à moi-même. Dans la nature, les morts et les naissances ne se font pas par hasard. Pour chaque défunt qui arrive, on envoie une nouvelle âme. La logique mathématique reste implacable. Si tu peux changer de place avec Camilla, c’est uniquement parce qu’elle est prédestinée à mourir. Tu rejoindras Francesca et moi je resterai ici, avec Camilla. Et alors elle m’aimera enfin, elle m’admirera, m’embrassera, m’allaitera de son sein délectable.

Le regard de Victor flotta dans le vide, il n’était plus là, près de Luigi, mais s’imaginait déjà dans la chair de l’enfant de Camilla endormi sur la soie de ses mains. Luigi voyait Victor en surhomme, en demi-dieu.

Je ne sais que dire, fit enfin Luigi. Tu mérites les meilleures choses qui soient dans le plus parfait des mondes. Tu es digne du plus bel amour qui puisse être écrit. Dommage que l’amour ne soit pas toujours réciproque.

Si mon plan marche, je deviendrai le plus heureux des immortels. Es-tu prêt à m’aider ?

La question électrisa Luigi qui, sans hésiter une seconde, déclara avec fougue :

Je ferai tout ce que tu diras. Tu peux compter sur moi !

Eh bien parfait. Passons à l’action, nous avons très peu de temps.

Et Victor de lui révéler son plan par le menu : l’emplacement des escaliers, des couloirs rectilignes, la localisation minutée des jeunes gens dans la station durant l’opération. Chaque détail comptait : les numéros, les indicateurs, les signes distinctifs des ascenseurs affectés au transport des âmes.

Nous avons encore quelques heures d’ici le début de l’opération, Luigi. Avant minuit, tu devras boucler toutes les choses qui te paraissent importantes à faire.

Sûr de lui, Luigi dit :

La seule chose qui compte vraiment, c’est de finir mon Poème de l’amour avant de partir.

Tu as raison, Luigi, tel est bien le sens de ta mission ici-bas. Dépêche-toi ! Quand notre affaire aura été clarifiée en haut lieu, Francesca et toi passerez au tribunal. Mais le fait que tu aies rempli ta mission sur terre jouera en ta faveur.

Tiens-toi prêt pour minuit.

À quoi ressemblera ma mort ? s’enhardit Luigi.

À quelque chose de familier. Dans ton sommeil, sur les traces de Francesca, tu rejoindras enfin ta muse.

Là-dessus, Luigi recouvra ses esprits avec un sévère mal de tête. N’ayant rien laissé échapper de ce qui s’était dit, il s’empressa de mettre une dernière main à son Poème de l’amour. Peur et bonheur jaillissaient à chaque phrase. Il faisait vite mais restait parfaitement conscient de l’irréversibilité de chaque cadence écrite, ainsi que de l’importance de la moindre contorsion de tonalité dans cette œuvre ultime. Tout ce qu’il faisait était un dernier appel du compositeur, un testament à son public. Il achevait une composition qui devait défendre son géniteur à la cour suprême, une composition pour l’éternité, qui témoignerait un jour de son histoire, qui donnerait de l’espoir, qui apprendrait à aimer.

De retour à la station, Victor aussi pensa que cette soirée serait la dernière car, après sa renaissance, il oublierait tout ce qu’il avait été auparavant, il cesserait d’être immortel. Mais, malgré tout, il se sentait heureux à l’idée qu’il n’avait pas d’autre choix, ni d’autre histoire que celle qui portait le nom de Camilla. Tout ce qui se passa ensuite ressembla au tourbillon impétueux d’un vortex, à une chute sans filet du haut d’une montagne, à un coup de tonnerre. Les événements des dernières heures de cette étonnante histoire se précipitaient à la vitesse d’une proie de caméléon piégée par sa langue de sangsue et engouffrée dans la gueule du prédateur.

Victor se rendit d’abord aux archives. Pour diminuer le risque que leur échange fût démasqué, il décida de changer les noms sur les dossiers des arrivants. D’abord, il maquilla soigneusement la fiche de Camilla pour lui permettre de rentrer immédiatement chez elle. Dans le verdict, il rectifia sa condamnation en libération. Puis il reporta son propre curriculum sur celui de Luigi, agrafant un ordre d’immortalité à sa reliure de cuir rouge. Cette précaution prise, il en revérifia la bonne exécution et vit qu’il avait encore une heure, dans la chronologie des vivants, pour accomplir son dernier vœu. Il ne désirait qu’une seule chose : revoir Camilla, regarder ses yeux d’émeraude et prononcer une phrase qui n’allait pourtant pas susciter en retour le consentement tant désiré. Mais attendre la réponse ne fût-ce qu’un instant, lancer un deuxième défi au destin pour le bonheur de quelques secondes d’espoir, le bonheur d’entendre oui par la bouche de sa bien-aimée – cela suffisait à faire de Victor un homme parfaitement heureux.

À peine sorti des archives, Victor se rendit au service d’alimentation en énergie de la station de réaffectation des âmes. L’entrée dans le bloc se faisait uniquement sur présentation d’un sauf-conduit réservé aux immortels, or Victor en était. Les responsables de la station plaçaient en eux une confiance absolue, nul ne pouvant imaginer qu’il se trouverait quelqu’un pour renoncer au privilège suprême à cause d’un caprice de mortel. Victor pénétra dans le bloc, sectionna quelques fils de manière à provoquer en différé un court-circuit généralisé du système. Ayant calculé le nombre approximatif d’ascenseurs en ordre de marche d’ici la panne totale, il courut chercher Camilla.

Elle était debout dans la salle d’attente près de la fontaine centrale, occupée à regarder la danse des jets d’eau tout en pensant aux propos de Victor. Pour la première fois depuis longtemps, elle se demandait : « Faut-il vraiment que je me batte encore pour l’amour de Luigi ? Peut-on forcer quelqu’un à ressentir ce que l’on ressent soi-même ? Qu’est-ce qui changera dans ma vie avec la naissance de mon bébé ? Luigi m’appréciera-t-il davantage en tant que femme ? Pourrai-je continuer à rivaliser avec la mémoire de Francesca ? En quoi la mémoire d’une femme défunte est-elle plus forte que la joie de voir venir au monde une vie nouvelle ? » Camilla ressemblait à une chenille engoncée dans un cocon de pensées collantes dans l’attente de sa métamorphose en gai papillon. Telle une gitane disant la bonne aventure dans un enchevêtrement de lignes microscopiques, Camilla considérait la matrice de son passé du haut de sa situation actuelle, tantôt avec regret, tantôt heureuse de ce qui lui arrivait.

De profonds changements s’étaient produits dans la conscience de Camilla durant l’absence de Victor. Le « temps de réfléchir » avait fait son œuvre. La jeune fille regardait ce qu’elle avait vécu du haut du ciel, comme un oiseau planant. Elle comprenait ce qu’elle devait à Luigi d’avoir appréhendé. Ce que c’était que d’être indésirée. Naguère, elle n’avait pas su apprécier la sincérité et la pureté des intentions de Victor, humiliant et ridiculisant ses sentiments. Et maintenant Camilla se trouvait dans la même situation, dans le rôle de la femme répudiée. Aussi rendait-elle grâces à cet événement. Car elle était désormais plus forte, elle avait compris ses erreurs et pris conscience de ses peurs. Elle voyait bien que dans un tel contexte la meilleure solution consistait à battre en retraite. Il n’y avait pas d’amour possible dans la contrainte. L’amour, c’était la vérité absolue.

Au vrai, le désir de Camilla était d’être la seule et unique bien-aimée de Luigi. Mais peut-être que ce désir n’eût pas été aussi fort si Francesca n’avait pas existé ? Qu’une autre femme occupât la mémoire de Luigi éveillait en Camilla l’envie irrésistible de s’affirmer en tant qu’être féminin, et avant tout à ses propres yeux. Plus elle explorait la complexité de ses sentiments, plus elle acquérait la conviction que tout cela s’expliquait par son dessein égoïste de posséder Luigi comme on possède un trophée grâce auquel on remonte dans sa propre estime.

À la vue de Victor, elle rougit. Pour la première fois depuis longtemps, elle prit conscience de sa sécheresse de cœur à l’égard du jeune homme. Victor, qui sentit s’égarer sur lui le regard de Camilla, se crut de nouveau dans la peau d’un garçon de vingt-deux ans.

J’ai de la peine à me séparer de toi, ma chérie, murmura Victor avec une légère trémulation du menton, mais ça vaut mieux pour tout le monde. Va, ne perds pas de temps ! Tu dois prendre le prochain ascenseur. Demain sera un jour spécial, celui de la naissance de ton bébé.

Victor, commença Camilla d’un ton harmonieux pour la première fois de toute leur histoire ; Victor, pardonne-moi pour le mal que je t’ai fait par futilité. Tu sais, si je n’avais pas d’enfant à naître, je serais restée ici pour toujours avec toi. Ce que tu m’as offert voici sept ans : ta tendresse, ta bonté, ta sincérité, tout cela reste et restera le meilleur souvenir de ma vie passée.

Victor n’en croyait pas ses oreilles. Ce qu’il entendait faisait de lui l’homme le plus heureux qui fût.

De ta vie passée ? Pourquoi dis-tu cela ? Tu vas revenir parmi les tiens et poursuivre ta vie d’avant.

Sauf qu’elle ne sera jamais comme avant. Tu avais raison, Victor. Mon passage par ici m’a donné un temps de réflexion. J’ai compris mon erreur et ma décision est prise : une fois là-bas, je quitterai Luigi. L’amour, c’est la liberté ; or, dans notre union, chacun porte des chaînes. Mais j’espère qu’un jour, je pourrai encore être heureuse.

Abasourdi par ce qu’il venait d’entendre, Victor était quelque peu traumatisé par la tournure inattendue du raisonnement de Camilla. Sa décision de quitter Luigi aurait pu changer le cours de l’histoire d’une façon radicale si elle était intervenue un peu plus tôt. Mais maintenant que la machine infernale à transférer les âmes était sabotée… et par qui ? par lui-même !... – maintenant la marche du temps ne pouvait être inversée. Les choses devaient se faire sur leur lancée. À la fois heureux et malheureux, il étreignit Camilla pour la dernière fois puis, humant l’odeur de ses cheveux de blé, murmura :

Bon retour, mon amour.

Camilla sourit, se dégagea à regret de son étreinte et, arrangeant ses cheveux d’un geste timide, ajouta :

Merci pour tout, je dois y aller, mon fils m’attend.

Ton fils ? s’étonna Victor, mais la mission de Francesca est d’être ta fille !

Ah ! oui, tu as raison, ma langue a fourché.

« Pas du tout, pas du tout », telle fut la pensée qui traversa l’esprit de Victor.

Il accompagna Camilla jusqu’à l’ascenseur puis, l’embrassant tendrement sur le front, ajouta :

Ton bébé doit être un enfant particulier.

Pourquoi ça ? sourit Camilla.

Parce qu’il va naître d’un rouage mathématique complexe.

Ce fut la dernière chose qu’entendit Camilla avant que la porte ne se refermât sous son nez. Victor resta planté là sans quitter des yeux le point qui descendait, ce morceau de métal qui emportait ce au nom de quoi il vivait.

Pendant ce temps, Francesca menait déjà son bien-aimé bras dessus bras dessous. De se savoir désormais inséparables les rendait heureux. Luigi et Francesca montèrent dans l’ascenseur comme deux jumeaux liés entre eux par le seul et même cordon ombilical de la vocation, de l’audace et du coït des âmes. À l’autre bout de la machine à transborder se tenait Victor. Quand les ascenseurs se croisèrent, tous les trois échangèrent des regards de compréhension à travers les parois de verre. Chacun d’eux connaissait parfaitement le prix de son dernier voyage. Les indicateurs de direction, les cadrans à numéros, les lampes, les écrans d’affichage, tout cela s’éteignait successivement. La machine infernale tombait en panne. Ce fut la dernière chose qui passa sous les yeux de Victor. Puis tout disparut.


Épilogue


Regardez, elle est en train de revenir à elle, dit une infirmière en constatant des changements sur les appareils.

On dirait que, dans le même temps, les contractions sont en train de commencer, ajouta l’une de ses collègues. Appelez le docteur, vite ! cria la jeune fille en sortant de la salle de réanimation.

L’accouchement commença. Chaque trépidation de son ventre faisait penser à une vague déferlant d’un lointain horizon avec deux âmes sur sa crête : l’âme du bébé et celle de Camilla. Jusqu’au bout Camilla ignora à qui elle devait son retour. Après plusieurs heures de souffrance, l’enfant apparut. Camilla, heureuse et harassée, prit le garçon dans ses mains et l’embrassa sur le front.

Nous voilà ensemble, dit la jeune maman en humant la peau du nourrisson à la pureté originelle.

Savez-vous comment l’appeler ? lui demanda un obstétricien aux cheveux gris.

Victor, il s’appelle Victor, répondit Camilla d’un ton ferme.

M’oui, il est victorieux en effet : c’est grâce à cette petite boule que vous êtes revenue parmi nous. Sans l’accouchement, vous seriez restée encore X temps dans cet accoutrement…

Ce disant, il montra une grappe de perfuseurs disposés près des oreillers de Camilla.

Il a bien joué, ce bambin ! Sortir vainqueur d’un duel contre la mort ! C’est votre mari qui sera fou de joie !

Dressée sur son séant, Camilla promena lentement les yeux d’une personne à l’autre sans comprendre de quoi il retournait. Elle avait l’esprit clair, parfaitement clair. Tout était oublié. Quelqu’un là-haut avait tourné les aiguilles de son horloge, marquant ainsi un nouveau décompte du temps. Sur la feuille blanche comme neige de sa mémoire ne figuraient que deux noms : le sien et celui de Victor. Elle était pareille à un oiseau ne chantant qu’au début de l’été, puis oubliant tout comme s’il n’avait jamais chanté.

Seuls Francesca et Luigi savaient ce qu’il en était, mais ils se promenaient depuis longtemps déjà par les couloirs grandioses de la station où Victor venait de rencontrer Camilla.

Qu’est-ce que cette musique ? demanda Luigi à un jeune homme qui travaillait à l’accueil dans la salle d’attente.

Comment ? Vous ne savez pas ? Mais c’est le fameux Poème de l’amour de Luigi Artiveri. Merveilleuse musique, et quelle histoire d’amour ! Le compositeur a offert une véritable immortalité à sa bien-aimée. Il l’aime énormément, là. Vous voulez écouter ?

Luigi opina d’un signe involontaire du menton en dévisageant Francesca d’un air ahuri.

Tu vois, dit-elle, tu peux rester ici le cœur en paix. Car tu as accompli ta mission.


Le corps de Luigi fut retrouvé près de la grève où, peu de temps auparavant, il avait vu dans l’eau le reflet de Francesca. Cela se produisit deux heures après que Camilla eut accouché. Le jeune homme semblait dormir sur un épais cahier de notes qui lui tenait lieu d’oreiller mais, après examen, les médecins constatèrent le décès. Des infirmiers le déposèrent sur un brancard, endormi à jamais, et se dirigèrent vers la morgue.

Ce que la vie peut être cruelle, dit l’infirmier qui marchait devant. Pourquoi lui ? Il venait tout juste d’être père !

Le vent agitait l’épaisse chevelure de Luigi comme pour y chercher une réponse à la question du jeune infirmier.

Pauvre gars, renchérit l’autre, il n’a pas eu de chance. Et pourtant j’aimerais bien mourir d’une mort pareille.


Les cigales certes chantaient sans trêve, comme toujours en cette saison, mais pas comme à l’accoutumée, sans pitié pour qui les écoutait. Elles avaient même changé de tonalité et stridulaient autrement. De lointains nuages se dispersaient par-dessus les toits, pareils à de la râpure de noix de coco, gravitant dans un silence hébété comme un plan de film interrompu par une panne de transmission.


Evdokia


Le train Novossibirsk-Moscou

Été 1996


Deux jeunes filles assises sur la couchette inférieure d’un wagon-dortoir du Novossibirsk-Moscou. Elles étaient sœurs et se rendaient dans la capitale pour y faire leurs études. Fraîches émoulues d’une école spécialisée dans l’enseignement de la musique, avec mention très bien, armées de la bénédiction des sommités les plus augustes de l’élite musicale de leur ville natale, et brûlant de réussir au sein de la mégapole, elles se laissaient cahoter depuis déjà plus de vingt-quatre heures dans ce wagon étouffant.


Toujours en train d’écouter Mendelssohn ? fit la cadette.

C’est un concert que j’aime tellement… Si seulement je pouvais le jouer à Moscou dans un orchestre… un rêve pour l’instant. Mais le jour viendra où vous m’entendrez !

Pour t’entendre, on t’entendra, mais commence d’abord par décrocher le concours ! Tu te crois seule dans ton cas ? Des Dounia comme toi, il y en a des myriades.

Le concours, je l’aurai ! Et arrête de m’appeler Dounia. Je m’appelle Evdokia. Bon, trêve de bavardage, tu ferais mieux de potasser un peu. Les épreuves d’harmonie, tu y penses ? gronda avec amour la sœur aînée qui allait sur ses dix-huit ans.

Liza – la cadette – roula les yeux et, plissant le nez, lança d’un air spirituel :

À Moscou, il y a des choses plus intéressantes que ton harmonie.

Et quoi par exemple ? s’étonna Evdokia.

Allons, ne fais pas la naïve. Tous les moyens sont bons là-bas. On commence par un mari bien choisi, et ensuite on peut parler musique.

Là-dessus, elle croqua une pomme juteuse cueillie dans le jardin la veille du départ.

Ah ! Lizok, tu grandis trop vite à ce que je vois… C’est à se demander qui est l’aînée d’entre nous deux… Tu as peut-être aussi l’adresse du bonheur cachée dans un coin ? dit Dounia avec un sourire.

D’après moi, les adresses ne manquent pas. Ce qui compte, c’est de ne pas s’y perdre. Les princes se font rares mais on trouvera toujours le moyen de couler une vie tranquille avec quelqu’un de pas trop mal, surtout à Moscou.

Moscou, Moscou… qu’est-ce qui nous guette au bout du voyage ? songeait Evdokia en regardant défiler les barres d’habitation de la grande banlieue.

Debout sur le quai par une soirée sombre et pluvieuse, les deux jeunes filles sentaient, chacune à sa manière, l’haleine de ce monstre puissant et jusque-là inconnu, nommé Moscou, entrer dans leur vie en écartant ses grosses pattes au fond de leur âme provinciale, et en les infectant d’un virus incurable : la rage d’oser.


L’examen d’entrée


C’est vous Evdokia ?

Oui, répondit Dounia d’un air indécis.

Préparez-vous, ce sera votre tour dans cinq minutes.

En passant son archet à la colophane, Evdokia cherchait en vain à réchauffer ses mains qu’un trop-plein d’adrénaline avait engourdies.

Evdokia Kalinina, veuillez monter sur scène.

Ces mots sonnèrent à ses oreilles comme un bourdonnement de cloche.

La jeune fille y monta comme au Calvaire : bras et jambes inertes, menton tremblant, elle opta pour l’auto-persuasion :

Rien de grave, Dounia ! Imagine que tout se passe chez toi et que la salle est vide…

Ce sermon n’y fit rien, elle sentit son cœur descendre dans ses talons et sa gorge s’assécher.

N’ayant pu avaler une dernière gorgée d’eau avant d’entrer en scène, elle y fit irruption avec une face rouge comme un coquelicot. À la vue d’un tel débordement d’émotions, le président du jury, Maxime Evguénievitch Prozorov, s’empressa de chasser le tract inutile de la candidate.

Calmez-vous, ma belle, ne stressez pas comme ça, on ne vous mordra pas.

Et d’envoyer sur la scène un sourire charmeur.

À peine Dounia eut-elle levé les yeux qu’elle reconnut en la personne du président du jury un célèbre violoniste dont les concerts étaient diffusés à la télévision. Evdokia se battit contre son violon et contre sa propre peur. Tout ce vers quoi elle avait tendu depuis si longtemps fut annihilé et foulé aux pieds en quelques secondes. Sa prestation achevée, elle quitta la scène d’un bond, les yeux en larmes, croyant dur comme fer que ce jour serait le dernier de sa carrière de violoniste.

Elizaveta n’avait pu entendre sa sœur qu’à la fin du programme, ayant terminé plus tôt son examen d’admission dans la salle d’audition voisine.

Qu’est-ce qui t’arrive, Dounia ? À quoi bon s’affoler comme ça ? Ne pleure pas.

Je peux refaire ma valise, j’ai été nulle, je n’ai aucune chance de passer. Et toi ?

Moi ça va. J’ai joué comme d’habitude.

Et qu’est-ce qu’on t’a dit ? A quand les résultats ?

Ce soir, mais bon, viens, ne pleure pas, je vais te présenter Arseni. Un gars épatant. Il est moscovite, beau gosse… et il joue super bien ! Viens, viens, ne te fais pas de bile…


Dans la soirée elles revinrent à la salle où se pressaient des jeunes gens qui brûlaient de connaître le verdict. En accompagnant sa sœur Liza, Dounia était persuadée de venir uniquement pour le résultat de celle-ci.

Hourra ! Je suis reçue ! retentit la voix d’Elizaveta en proie à l’allégresse.

Debout en costume de concert, Maxime Evguenievitch se tenait à l’entrée de la salle. Ayant aperçu Evdokia, il allongea un pas vif à sa rencontre.

Je te félicite, tu es une vraie perle. Et tu as plu à tout le monde. Mais pourquoi cet air chagrin à la fin ? Bon, d’accord, tu as un peu gaffé à deux reprises, et alors ? Est-ce une raison pour fondre en larmes ? Tu as du talent, on t’a formée dans les règles de l’art, tout le reste n’est que bricole. Viendras-tu travailler dans ma classe ?


Dounia le regardait et l’écoutait comme un spectateur assis devant son écran de télévision et médusé par les mouvements des figures cathodiques. Tout ce qu’elle venait d’entendre pouvait sonner vrai pour n’importe qui, mais pas pour elle. Persuadée d’avoir fait un fiasco sur toute la ligne, voilà qu’elle recueillait des éloges et de qui ?! de Prozorov en personne… Était-ce seulement possible ? Ne sachant quoi répondre, elle commença par bredouiller des hum… Mais le maestro n’avait pas de temps à perdre à pareils flottements. Il remit à Evdokia sa carte de visite :

Tiens, appelle-moi à la rentrée. Il faudra aussi songer au programme. Et maintenant, je veux voir tout le monde dans la salle ! Eh quoi, vous ne voulez pas écouter votre professeur ? lança-t-il aux jeunes gens qui attendaient à la porte.

Digérer tout le bonheur qui s’abattait sur elle était pour Evdokia chose impossible. Elle entra dans la salle à pas feutrés et se laissa choir sur l’unique strapontin resté libre à proximité de la porte. Dans sa tête se mélangeaient les ratages de sa prestation, le bonheur suscité par l’admission de Liza, les observations de Prozorov et aussi quelque chose qu’elle éprouvait pour la première fois, une sensation nouvelle.

Les lumières s’éteignirent, les membres de l’orchestre entrèrent à la queue leu leu. La clarté des vieux lustres crasseux peinait à atteindre la scène et créait une humeur vaporeuse de brume automnale. Les musiciens défilaient comme à contrecœur : un pas, puis un autre, tout en lenteur, accrochant ici ou là une chaise mal placée ou la contrebasse d’un collègue. Evdokia essayait de retenir le moindre détail de ce à quoi elle assistait. La salle, dans la vénération, attendait un miracle, et cette attente se faisait pareille à la nuit sainte de la Pâque, le peuple guettant impatiemment son sauveur, le Maestro qui, en tenue noire, la baguette à la main, allait fendre en deux le temps : ce qui fut et ce qui sera.

Quand tout le monde eut pris place dans le plus grand silence, entra le chef d’orchestre accompagné du maestro Prozorov. Celui-ci était exactement comme Evdokia l’avait vu à la télévision : portant beau et sûr de soi, d’un charme indicible. On donnait le concerto de Mendelssohn qu’elle préférait, pour violon et orchestre en mi mineur. Subjugué dès les premiers mouvements du célèbre opus, le public se pétrifia. Evdokia ne pouvait pas même bouger sous le poids des émotions. Le bonheur lui était donné de voir, d’entendre et même d’être admise au cours d’un musicien du rang de Prozorov ! « C’est aujourd’hui le plus beau jour de ma vie, je ne pourrais rêver mieux ! »

Evdokia n’aurait su dire comment son admiration pour Prozorov s’était progressivement vidée de son caractère professionnel, passant petit à petit de l’enthousiasme au sentiment amoureux pour cet homme d’âge mûr. Elle ne pouvait expliquer ce qui se produisait dans son âme, mais elle était sûre d’une chose : qu’elle ferait pour lui tout ce qu’il voudrait. La musique en cela ne faisait qu’attiser ses émotions. À la fin du concert, l’ébullition avait déjà transformé Evdokia en une femme mature prête à tout pour conquérir l’amour de son maître. À la faveur des applaudissements, qui furent longs et bruyants, elle parvint à se frayer un chemin au foyer des artistes bien avant la foule des admirateurs. Prenant son courage à deux mains, elle réussit à lancer à Prozorov qui entrait : « Un immense merci ! »

L’autre ne reconnut point sa future étudiante dans celle qui lui parlait. Le maestro était encore sous l’empire de la musique. L’instant d’après, il se retrouva encerclé de jeunes admiratrices qui faisaient les yeux doux à leur idole dans l’attente d’un sacro-saint autographe. L’intérêt que lui portaient ces belles créatures le rendait encore plus attrayant. À quarante-deux ans, il était d’une beauté ineffable : taille haute, épaules larges, épais cheveux bouclés, grands yeux pleins d’intelligence, légèrement bridés à l’asiatique, avec un ample sourire à réduire en esclavage n’importe quelle jeune fille. Cela froissa quelque peu Evdokia qui, étonnamment, en conçu un sentiment de jalousie, comme si elle avait des droits sur Prozorov.

Après le concert, Evdokia fut la proie de trois états alternés. Souvent, elle versait dans la torpeur, les yeux rivés à la fenêtre ou au sol, les pensées s’envolant vers lui, au loin, imaginant leurs leçons futures, leurs conversations et même davantage… Parfois, elle se sentait comme surexcitée à l’idée persistante de cette masse de bonheur qui lui était échue. Mais, à d’autres moments, la peur la prenait qu’une fois dans la classe d’une star comme Prozorov, elle ne saurait se montrer à la hauteur parce qu’elle n’avait pas une miette de talent, nulle comme elle était… et alors la jeune ville se jetait à corps perdu dans le travail, répétant des heures et des heures pour l’énième fois les morceaux difficiles. Ainsi passa l’été : un été d’attentes, un été d’espérances, un été de maturation d’une âme de femme et un été de labeur harassant.

Liza, au contraire, passa un été oisif en la compagnie d’Arseni durant le mois et demi qui précéda la rentrée. Étudiante de fraîche date, elle visita toutes les curiosités de la capitale et s’abandonna sans retenue aux délices de l’amour. Les songes, les palpitations de l’âme, ce n’était pas pour elle. Dans la tête de Liza, tout était simple et clair. Si elle se sent bien maintenant, c’est qu’elle est heureuse et qu’elle agit bien. Pour la suite, on verra demain.


Le concours


Le moment vint de faire connaissance professionnellement avec le maestro. Des étudiants de différents âges se retrouvèrent dans la classe de Prozorov. Chacun fut présenté, et Maxime Evguénievitch annonça le programme de l’année à venir aux jeunes artistes en indiquant le plan des concerts et concours. Quand le tour vint des nouveaux, il appela Evdokia :

Evdokia, je te présente ma fille Sonia. En première année, elle aussi. Je souhaite que vous prépariez ensemble le concours de décembre. Commençons par arrêter le programme parce que le temps presse.

Sonia était une fille vigoureuse aux yeux noirs pleins de vivacité, qui savait toujours ce qu’elle voulait, n’avait pas la langue dans sa poche et trouvait normal d’être partout la première. La présence d’une Dounia dans la classe de son père ne risquait pas d’ébranler sa certitude d’être supérieure à n’importe quelle autre rivale. Pourtant, dès qu’elle eut entendu Evdokia jouer en classe, elle fut prise de doutes pour la première fois de sa vie. Elle se sentit mal à l’aise. Jamais encore elle n’avait perçu de telles émotions dans le jeu des étudiants de son âge. Sauf chez son père, bien sûr, mais son père c’était son père, quelqu’un d’inégalable. Alors que l’autre, là, pour qui se prenait-elle ? De quel droit jouait-elle ainsi ? En plus, son père la regardait d’un air si tendre que pour un peu, il en aurait oublié l’existence de sa fille.

Je vais la recadrer, moi, la pimbêche ! se disait Sonia. Ces péquenauds qui débarquent en masse, ils vont nous faire exploser Moscou. Qu’est-ce qu’il leur a pris de quitter leurs trous ?! lançait-elle sans vergogne dans le dos d’Evdokia.

Dounia devinait parfaitement l’antipathie de Sonia mais, bienveillante par nature, elle veillait à ne motiver aucune provocation. Ce qui, immanquablement, faisait rager Sonia. Laquelle, par bêtise, n’arrivait pas à comprendre que Dounia pût laisser pleuvoir des piques aussi mordantes.

En classe, Sonia ne permettait à son père aucune comparaison entre elle et la nouvelle. Le temps passait. Evdokia travaillait jour et nuit. Les éloges de son maître adoré lui donnaient des ailes. Elle progressait à vue d’œil. Toutes les deux leçons, elle parvenait à apprendre quelque chose de nouveau. De séance en séance, le magnétisme se faisait toujours plus fort entre elle et lui, unis comme sont unis le violon et l’archet. Ils parlaient la même langue sans prononcer le moindre mot. L’on aurait pu nommer cela l’intimité de deux âmes, l’amour sans mots ni caresses. À chaque fois qu’elle jouait devant Maxime, Evdokia lui disait son amour, elle pleurait et riait en musique. Sonia n’en devenait que plus irritable et nerveuse. Au lieu de mobiliser ses forces en vue du concours, elle les gaspillait bêtement à forger toutes sortes de rosseries à l’encontre de Dounia. Mais Evdokia restait inexpugnable et forte, rien ne lui faisait peur. Elle brûlait d’atteindre la perfection de jeu pour s’attirer de nouveaux éloges de son maître. Seules deux choses l’intéressaient : le violon et Maxime. Son amour pour le maestro la rapprochait de la perfection. La hargne de Sonia l’en éloignait.

N’attache pas d’importance à ses mauvais tours. C’est une enfant gâtée, très tôt privée de sa mère. Elle est habituée à focaliser l’attention, à se sentir supérieure. Or là, c’est la première fois qu’on lui résiste vraiment, la rassurait Maxime.


Le jour du concours, les jeunes filles se virent accorder une part égale d’attention de la part du maître. Sonia se laissa gagner par la nervosité alors qu’Evdokia, en quatre mois de préparation, avait acquis une liberté d’interprétation et une confiance en soi inouïes. L’amour du maître l’avait gratifiée d’une paire d’ailes qui la faisait planer au-dessus de toutes les contrariétés possibles.

Sonia joua la première. Elle vint à bout correctement du programme sans douter le moins du monde de sa supériorité sur ses concurrents. Son seul doute était Evdokia. Si Sonia ne parvenait pas à la désarçonner, alors adieu la victoire et le voyage en Amérique. Elle devait coûte que coûte ébranler sa rivale, la dépiter, lui décocher une flèche avant son entrée en scène.

Alors, la lauréate, on est prête ? J’ai fait un numéro tiptop. À mon avis, tu as zéro chance. Surtout qu’en voyant le niveau du jury, tu vas flancher ! Tout le monde sait que tu as les nerfs en chiffon, alors comment veux-tu jouer ? persifla Sonia.

Mais pourquoi faut-il que tu me lances toujours des piques ? s’agaça Evdokia. Crois-tu vraiment me forcer ainsi à mieux t’aimer ?

J’ai toujours été la première et je le resterai. Quant à toi, provinciale tu étais, provinciale tu seras. Bonne chance !

Et de l’accompagner d’un vilain rire.

Dounia fut certes affectée par la charge de Sonia, mais sans que sa rivale n’eût réussi à lui briser le moral. En quatre mois d’étude, son amour pour le maestro avait opéré dans son âme une incroyable métamorphose. Elle n’avait plus peur de rien.

D’un bond aérien elle se posa sur la scène, tel un cygne noir, dans une robe de soirée magnifique. Avant de jouer, elle chercha dans la salle le visage tant aimé de Maxime, puis son âme rentra dans l’ordre naturel des choses. Elle joua pour lui et pour lui seul. En quatre mois d’étude, ce fut sa déclaration d’amour la plus franche. Même les auditeurs les moins au fait de son histoire le sentirent à travers son jeu. Elle interpréta son programme de concours avec tant de liberté et de fermeté que l’on eût cru à une œuvre de sa composition. Il ne restait plus une trace de la Dounia qui, l’été passé, avait joué dans cette même salle en tremblant pour chaque note. Après avoir signé le dernier accord qui semblait signifier « ainsi joue Evdokia Kalinina », la jeune fille quitta la scène dans un état de bonheur absolu inspiré par la victoire qu’elle venait de remporter sur elle-même. La seule question qui l’intéressait était : que dira-t-il ?

N’ayant trouvé son maître ni dans la salle ni à proximité, Dounia descendit dans le vestibule. Après s’être habillée, elle sortit dans le gel humide de décembre. Près de la salle de concert se trouvait un kiosque à fleurs. Elle s’en approcha et se perdit aussitôt dans l’éclat des tulipes et des roses. Pour Dounia, passer à ce kiosque était comme une forme de méditation. Après chaque leçon de violon, elle venait ici pour se plonger dans ce foisonnement d’étiquettes marquées de noms et de prix, évacuant ainsi la fatigue causée par la tension du jeu. Quand venait le moment d’acheter quelque chose, elle choisissait toujours un petit cactus fleuri qui côtoyait ses congénères épineux sur un présentoir et, une fois dans sa chambre, le posait près des autres achetés après chaque leçon donnée par Maxime. Cette armée de hérissons, sur le rebord de la fenêtre, était comme la preuve tangible de sa présence assidue aux cours de sa spécialité, une expression matérielle de son amour pour le maestro. Cette fois encore, pour relâcher un peu le stress éprouvé sur scène, elle rendait visite aux fleurs afin de leur confier sa joie. Comme elle repassait dans sa tête le film de sa prestation, elle ne remarqua pas qu’un autre client venait d’entrer. Celui-ci scruta longuement les fleurs et la jeune fille, puis s’approcha et dit :

Qu’est-ce que tu préfères ? Choisis, je te l’offre.

Evdokia reconnut Maxime et perdit sa langue.

Voyons, je ne…

Celles-ci, là, de couleur violette, s’il vous plaît, demanda Maxime sans attendre la réponse.

Elles sont magnifiques, dit Dounia haletant de bonheur.

Tu as joué à merveille aujourd’hui, tiens, tu l’as mérité.

Le visage d’Evdokia rayonnait. C’était au-dessus de tout éloge. Pour la première fois depuis quatre mois, Dounia sortait de ce kiosque avec un tel bouquet : quinze tulipes d’un violet d’encre reposaient comme un enfant sur son cœur.

Je ne connais pas encore le résultat mais, d’après moi, tu as été la meilleure.

Sonia m’a dit que la meilleure, c’était elle.

Ne t’en laisse pas conter par Sonia ! J’ai beau l’aimer plus que tout au monde, elle a un caractère imbuvable, comme sa mère. Elle a bien joué, d’accord, mais elle est loin de la première place. Et qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?

Oh ! rien, rien de sérieux. C’est que le temps se rafraîchit, fit Dounia en grelottant, les tulipes cachées sous sa peau lainée.

Tu as froid ? On ne va pas en faire un drame. Viens boire un verre, on se réchauffera.

J’aimerais mieux un thé parce que je ne supporte pas l’alcool.

Tiens donc ? Tu es malade ? railla Maxime.


Ils entrèrent dans le premier café qu’ils trouvèrent sur le chemin du métro.


Deux verres de rouge, s’il vous plaît, commanda Maxime péremptoire. Je te permets de boire à ton succès, ajouta-t-il d’un ton paternel.

On ne boit jamais d’avance à son succès, ça porte malheur, répondit Dounia le plus sérieusement du monde.

Tu veux dire qu’on ne boit pas chez vous à Novossibirsk ? Chez vous je ne sais pas, mais chez nous on boit sans se poser de question.

Et de pousser un grand rire.

La jeune fille ne pouvait pas dire non au maestro : ce genre de chose n’arrivait pas à tout le monde, et pas tous les jours. Prozorov ignorait à quel point Dounia avait faim, n’ayant rien dans le ventre que de l’eau depuis le petit matin.

À toi ! À ton talent ! prononça Prozorov. Si tu es lauréate, nous irons ensemble en Amérique. Je crois que les dates coïncident avec ma tournée.

Le bonheur de Dounia était sans fin. Elle se voyait déjà en Amérique avec lui. Ainsi Maxime la connaîtrait-il de plus près…


Les trois premières gorgées bues, Dounia se sentit sérieusement mal en point. Les objets commencèrent à bouger étrangement devant ses yeux, puis ils se mirent à flotter et le tout partit à vau-l’eau. Voyant une pâleur singulière sur la face de son étudiante, Maxime lui demanda :

Peut-être veux-tu manger un morceau ? Ce n’est pas un problème, je vais commander quelque chose.

Oh ! non, non, je n’ai pas faim, s’empressa-t-elle de répondre d’un air troublé.

À l’appui de sa réponse, elle vida d’un trait le contenu de son verre. Une minute plus tard, la jeune fille comprit qu’elle ne pourrait plus se relever de la soirée, étant bien trop saoule pour cela. Le verre de vin avait fait son œuvre dans le corps exsangue de la jeune fille.

Eh là, je ne savais pas que tu avais une si bonne descente ! Encore un verre, peut-être ?

À ces mots, Dounia se sentit abandonnée par ses forces et s’écroula sur sa chaise.

Pour boire, on a bu… fit tristement le provocateur.

D’un bond Maxime passa de l’autre côté de la table et se mit à la tapoter sur les joues.

Dounia, tout va bien ? Vous m’entendez ?

Voyant Maxime anxieux près de la jeune fille inerte, un garçon de café qui passait par là s’empressa de proposer son aide :

Il faut peut-être appeler les secours ?

Non, non, je m’en arrange.

Et, soulevant Dounia devenue toute blanche, Prozorov se dirigea vers la sortie. Il héla la première voiture venue et installa son étudiante sur la banquette arrière en prenant place à ses côtés.

Où va-t-on ? À quelle adresse ? demanda le chauffeur d’une voix fatiguée.

Dans une demi-conscience, Dounia se rappela la conversation qu’elle avait eue le matin avec sa sœur. Liza l’avait suppliée de rentrer le plus tard possible parce qu’elle avait ce soir-là un rendez-vous avec Arseni.

Quelle heure est-il ? demanda-t-elle en bougeant à peine la langue.

Qu’est-ce que ça change ? se rebiffa le chauffeur. Huit heures moins vingt. Alors, cette adresse ?

Non, je ne peux pas rentrer chez moi. Ma sœur a un rendez-vous, elle m’a demandé de… Je vais attendre ici.

D’un mouvement maladroit, elle entreprit de rouvrir la portière.

Alors nous allons au sept, rue Malakhovskaya, dit fermement Maxime.

Peu importe le lieu où j’attendrai, ânonna Dounia avant de s’oublier dans le sommeil.


Elle ne se doutait pas que cette voiture l’emmenait au domicile de Maxime à travers Moscou enneigée. Au pied de l’immeuble, Dounia reprit ses esprits. Elle se rappela les dernières images de la scène du restaurant, se mit à rougir et chercha fébrilement des mots de regret dans sa tête encore grisée. Puis elle regarda autour d’elle pour tenter de reconnaître les lieux. Non, elle était là pour la première fois. Maxime se rapprocha d’elle et lui rit au visage.

Alors, la cuite est passée ? Une petite nature que ma compagne de beuverie ! Elle avait pourtant commencé les choses en professionnelle !

Pardonnez-moi, Maxime Evguénievitch, cela ne m’était jamais arrivé.

Et le vin, il ne t’est jamais arrivé d’en boire ?

Il repartit d’un grand rire.

Mais où sommes-nous ? Je dois rentrer chez moi.

Non, pas possible. Chez toi, ta sœur reçoit des cavaliers.

Dounia comprit alors qu’elle en avait trop dit dans la voiture.

Allons chez moi, où il n’y a pas de cavaliers.

Et de pousser un nouveau rire.

Son rire rasséréna Dounia, chassant sa torpeur et sa honte. Elle se sentit aussi bien qu’avant ce malencontreux verre de vin.

Par contre, le bouquet de fleurs est perdu. On a dû l’oublier au restaurant, dit Maxime constatant la perte.

Comme je suis confuse. Pardonnez-moi, je vous prie, s’excusa-t-elle en sortant de l’ascenseur.

Oh ! change de disque : pardon, pardon… Quand tu auras décroché le premier prix, je t’en achèterai un autre.

Ce qu’ayant dit, il dessina un immense sourire sur le visage de la jeune fille.

En pénétrant dans l’appartement de Maxime, Dounia reconnut l’atmosphère de son enfance. Les vieux meubles et le dessin des papiers peints la transportèrent dans son Novossibirsk natal, au temps où elle allait encore à l’école primaire.

Tu ne vas pas rester sur le seuil, tout de même, passe à la cuisine. Enfile les chaussons de Sonia.

Un long couloir était placardé d’affiches d’époques différentes : orchestres de Munich, New York, Londres, Berlin… tous ayant eu l’honneur de se produire avec le professeur. Fière de Maxime, elle s’assit sur une chaise. Dounia observait chaque objet nouveau que son regard rencontrait. Tout était sacré dans ces murs, jusqu’au cendrier posé sur la table puisque ses mains l’avaient effleuré.

Donc, vous vivez ici ? s’enhardit Dounia.

Oui. Tu n’as pas le vertige ? Tu ne risques pas de tomber une deuxième fois dans les pommes ? Parce qu’on est au onzième, ça ne te fait pas peur ?

Cette fois, ils rirent à l’unisson.

On reboit un verre de vin ? Il faudra bien que tu t’entraînes, de toute façon.

Dounia, qui sentit une chaleur délectable s’infuser dans sa poitrine, déploya les épaules.

Je mangerais bien quelque chose pour commencer.

J’ai des saucisses. Tu aurais dû manger au restaurant.

Je préfère de loin vos saucisses à celles du restaurant, dit Dounia surprise de son propre aveu.

Ah ! bon ? Ne parle pas si vite. Je ne sais plus depuis quand ces saucisses traînent dans le frigo.

Maxime préparait les saucisses quand le téléphone sonna.

C’est toi, Sonia ? Où es-tu ?... D’accord… Bien… Donc, je ne t’attends pas ce soir ?... Entendu, sois prudente.

Sur quoi il raccrocha.

Eh bien, Sonia est tellement sûre de sa victoire qu’elle la fête chez une copine avec des amis. Alors, c’est oui pour le vin?

Dounia opina du chef.

Qui va prononcer le toast ? demanda Maxime.

Je préfère que chacun fasse un vœu pour soi sans le dire, proposa Dounia.

OK ! Ça marche ! Bref, à l’accomplissement de nos vœux !

Et de lui décocher un clin d’œil.

Cette fois, le vin ne fit que rendre courage et force à Dounia sans l’ombre d’un malaise.

C’est fou ce que tu apprends vite ! Même là, tu es bonne élève.

Une fois encore, ils éclatèrent de rire.

Maxime Evguénievitch… commença Evdokia.

Appelle-moi simplement Maxime. Je suis si vieux ?

Non, non, au contraire. Vous êtes très jeune et…

Et quoi ?

Dounia piqua un fard.

Rien, qu’importe… Pourquoi n’êtes-vous pas marié ?

Quelle femme serait d’accord pour épouser un musicien qui passe son temps soit en tournée, soit avec ses élèves jusqu’à plus d’heure, soit à trimer comme un damné ? Être femme de musicien, c’est un véritable exploit. Ce que les femmes aiment, c’est capter l’attention de tous et non l’inverse. Or, dans mon cas, je n’en ai pas le temps. Mon épouse, la mère de Sonia, n’était pas musicienne. Eh bien, elle n’a jamais compris les difficultés du métier. Ludmila est partie au moment où elle devait prendre son mal en patience, mais les femmes veulent tout tout de suite. Je n’en étais alors qu’au début du chemin. Je ne gagnais pas grand-chose, alors elle m’a quitté pour quelqu’un de riche en me laissant la petite. Au début, c’était très dur : je n’étais moi-même qu’un enfant. Mais bon, des amis m’ont aidé, on a survécu. Ça me fait drôle aujourd’hui d’entendre des grands mots sur l’amour éternel. L’amour se révèle dans la peine. Quand tout va bien, c’est juste une amusoire. Quand on dit je t’aime à une femme, elle ne peut y croire qu’au bout du chemin qu’on a fait à deux, mais pas au bureau des mariages. C’est la phrase d’un vieil homme qui a vu sa femme lui rester fidèle tout au long de la vie, dans le malheur et la joie, la maladie et la misère.

Comment peut-on quitter un homme comme vous ? lâcha Dounia d’un air rêveur.

Ben, je n’étais pas un saint non plus, peut-être…

Mais s’il existait des femmes fidèles à leur parole ? Que vous vous soyez trompé une fois ne veut pas dire que nous sommes toutes pareilles, affirma Dounia avec un accent offensé.

Je serais heureux d’en connaître une. Tu as peut-être une adresse à me suggérer ?

Étouffée par un flux de chaleur qui lui monta du ventre aux oreilles et au cou, les joues embrasées, Dounia osa enfin se déclarer :

Je vous aime, Maxime Evguenievitch, et je ne vous abandonnerai jamais dans un moment difficile.

Entendant cela, Evdokia se sentit d’un coup dégrisée. Elle quitta d’un bond la cuisine, se jeta sur le porte-manteau et, n’ayant passé qu’une seule manche à sa peau lainée, tendit la main vers ses bottes. À cet instant Maxime la rattrapa, l’empoigna par l’autre manche, la fit tourner lestement et la serra contre sa poitrine. Dounia essaya bien de lui dire quelque chose mais la bouche enflammée de Maxime l’en empêcha.


Il était près de minuit quand Evdokia revint à elle après coup. La lune solitaire, grosse d’un breuvage argenté, pareille à un voleur de nuit, étirait ses tentacules de lumière par la fenêtre de la chambre aux rideaux grands ouverts. Elle détachait dans le noir les contours des objets. Evdokia observait Maxime que la berceuse lunaire avait endormi. Elle entendait Mendelssohn résonner dans sa tête sous l’archet de son bien-aimé.

Comme je suis heureuse, je crains de ne pouvoir supporter tant de bonheur d’un coup. Longtemps encore elle embrassa Maxime endormi avant de succomber à son tour au sommeil.


Ils furent réveillés à huit heures et demie par un brutal coup de sonnette. Sonia apparut en pleurs sur le seuil de la porte. La jeune fille semblait abattue. Manifestement, la nuit qu’elle venait de passer n’était pas des plus heureuses et l’avait à jamais vidée de ses forces.

Tu connais les résultats du concours ? demanda-t-elle à son père d’une voix meurtrie en titubant dans l’entrée. J’ai perdu, papa, tu m’entends, j’ai perdu, répéta-t-elle en sanglots. Tout ça c’est de ta faute, tu t’es toujours fichu de moi. Tu as consacré plus de temps à l’autre nana, c’est pour ça qu’elle a gagné. Maintenant c’est elle qui va en Amérique, et pas moi.

De rage Sonia s’emportait, tapait du poing sur la porte, shootait dans les chaussures qui traînaient près du seuil.

Mais enfin, ma chérie, ne te ruine pas le moral pour des riens ! tenta de la consoler Maxime.

Vu l’état de sa fille, il devait tout faire pour l’empêcher de voir Evdokia. Il s’efforça d’apaiser la fougue de Sonia, mais elle ne voulait rien savoir. Enfin, elle fit irruption dans la chambre où se trouvait Dounia qui finissait de se rhabiller, assise sur le lit défait, reboutonnant son chemisier. Sonia comprit aussitôt ce qui s’était passé en son absence. Elle cessa de pleurer et entonna une tirade cruelle :

Tiens donc ! Non seulement tu bousilles ma carrière, mais en plus tu as des visées sur mon père ! Tu es qui ? Des comme toi, il en a des tripotées, il change d’étudiante tous les semestres. Débarrasse-moi le plancher, putain de provinciale !

Sonia, pense à ce que tu dis ! s’interposa Maxime. Tu ne te rends pas compte. Je ne te permets pas de parler d’elle sur ce ton ! Et d’abord, de quel droit tu te mêles de ma vie privée ?! Excuse-toi sur-le-champ devant Evdokia !

Ah ! Parce qu’en plus cette traînée fait partie de ta vie privée ! Au lieu de me protéger tu te fiches de moi. Tu ne m’as jamais aimée, jamais !

Dounia était statufiée, bras et jambes figés par le choc. Elle n’avait rien à dire pour sa défense, personne n’aurait pu imaginer pareille scène.

Je vous déteste ! Je n’ai plus de père maintenant ! Fichez-moi tous la paix !

Leste comme une biche, Sonia sauta sur le rebord de la fenêtre entrouverte.

Maxime se jeta sur elle. Evdokia cria de toutes ses forces. L’instant d’après il tenait sa fille, qui avait failli chuter dans le vide, par le capuchon et le bras gauche. La bise gelée qui s’engouffrait dans la pièce ne gênait personne tant la stupeur avait glacé le sang de tous.


Maxime pleurait comme un enfant, ayant soudain compris qu’il aurait pu perdre à l’instant ce qu’il possédait de plus cher. Dounia, qui venait d’assister au suicide raté de Sonia, luttait contre les convulsions de son corps et contre d’atroces maux de tête. Jamais encore elle n’avait éprouvé une telle amplitude d’émotions. Elle songea à Dante, à ses tableaux du paradis et de l’enfer. En vingt-quatre heures, elle était passée des vallées paradisiaques aux affres infernales de l’âme humaine. Maxime tenait dans ses bras Sonia dévastée par les pleurs et, de ses yeux muets, s’excusait devant Evdokia, la priant de le laisser seul avec sa fille. Dounia n’eut pas besoin de mots pour comprendre. Elle ramassa ses affaires. Son seul regret, après le cadeau qu’elle avait reçu dans la nuit et qu’on lui avait volé et piétiné au matin, – son seul regret était de ne pas avoir le droit d’emporter ne fût-ce que le ruban de soie du papier cadeau : un dernier baiser de Maxime.

Une fois dehors, elle ne comprit pas tout de suite où elle se trouvait. C’était à peine si ses yeux embués distinguaient les formes qui se mouvaient. En essuyant ses joues avec le creux de ses mains, elle perdit la sensation d’être ici et maintenant et, n’ayant pas remarqué la malheureuse Lada qui déboula d’un coin de l’immeuble, fut fauchée par elle. Dounia se retrouva dans une congère fraîche de la nuit passée. Par un heureux concours de circonstances, le gros manteau de peau lainée de sa maman et la présence de la congère lui permirent d’éviter de fâcheuses lésions.

Mais où foncez-vous comme ça ! Et qu’est-ce que vous fichez là ?! hurla le conducteur.

Voyant Dounia couchée au bord de la route, il sauta de voiture.

Qu’est-ce que vous avez ? Tout va bien ? Quelque chose de cassé ?

On dirait que non, répondit Dounia qui était encore sous le coup de la frayeur, mais, à la vue de son violon brisé dans son étui crevé, elle versa des larmes amères : Qu’est-ce que vous avez fait ! Vous avez cassé mon violon ! (Puis elle continua avec des sanglots de désespoir :) Vous comprenez, vous avez gâché ma vie, je ne pourrai plus aller en Amérique maintenant !

Doucement, doucement, pauvre gourde. Un violon, avec le temps, ça se rachète. Est-ce que vous êtes indemne au moins ? Ne pleurez pas comme ça, laissez-moi vous aider, il faut faire une radio, malgré tout. Je suis médecin, je sais ce que je dis.

Assise dans la voiture, Dounia était secouée de sanglots. Un tel concentré d’événements achevait de l’anéantir. Elle ne sentait plus la douleur de ses blessures, mais souffrait de ne pouvoir répondre à la question : « Et maintenant ? »


Le violon


Et que disent les médecins ? demanda Liza à Dounia allongée sur un lit d’hôpital.

Ils disent que je dois rester ici quelque temps, on voit plusieurs fissures à la radio.

Calme-toi surtout, inutile d’angoisser. Tant pis pour la tournée en Amérique, c’était écrit.

Dounia jeta un œil à la fenêtre dans l’espoir de voir Maxime venir à son chevet.

Ah ! Liza, Liza, tout est fini dans ma vie, absolument tout.

N’exagère pas à ce point. Dès que tu seras rétablie, tu repartiras de zéro. Le violon, ça peut s’arranger ; c’est la santé qui compte. S’il y a une vie de foutue, par contre, c’est bien la mienne.

Dounia interrogea sa sœur des yeux.

J’ai fait des analyses hier… Dounia, je suis enceinte.

Tu blagues ? demanda Evdokia en changea de voix.

Je n’ai vraiment pas le cœur à blaguer. Trop tard pour avorter. Je l’ai dit hier à Arseni. Évidemment, il s’est débiné. Pour s’amuser, il est le premier ; mais pour assumer, y a plus personne. Je ne sais même pas comment le dire à maman.

Elle fondit en larmes amères.

Allez, ne pleure pas, la consola Dounia en lui caressant la tête. Ce n’est pas mortel, maman comprendra. On trouvera bien le moyen de l’élever, ton petit aristo de Moscovite, on est deux toi et moi.

Elles marquèrent un long silence, assises sur le lit, chacune plongée dans ses pensées.

Vois-tu, la capitale ne nous réussit pas, elle ne nous porte pas dans son cœur.

Eh bien tant pis. Peut-être qu’il faut attendre encore un peu ?

Quelqu’un frappa à la porte.

Je peux entrer ? fit une voix hésitante.

C’était le jeune médecin qui, la veille, avait renversé Dounia.

Ah ! c’est vous… entrez, répondit la jeune fille avec une pointe de contrariété dans la voix.

Evdokia, je sais combien je suis coupable devant vous. Nous allons tout faire pour vous remettre d’aplomb au plus vite. Hier, j’ai parlé à ma mère, une vraie musicienne. Nous avons décidé de vous dédommager. Pardonnez-moi, je vous prie, je serais heureux que cela puisse atténuer ma faute à vos yeux…

Sur ce, il lui tendit un étui noir élimé qui, depuis plusieurs dizaines d’années, servait d’écrin à un merveilleux violon de maître-luthier du XIXe siècle.

Evdokia le prit en main, en tira quelques accords d’échauffement puis se mit à jouer la Chaconne de Bach. Quand elle eut fini, un silence de mort s’installa dans la chambre.

C’est admirable, dit le médecin.

Je n’ai jamais rien entendu de mieux, Dounia ! renchérit sa sœur.

Mais c’est un instrument royal, je ne peux pas accepter une chose de cette valeur.

Mais non, mais non, vous étiez toute désignée pour jouer avec. Je serais heureux de soulager un peu ma culpabilité de la sorte.

Il s’approcha d’Evdokia et lui tendit la main dans l’espoir d’être pardonné.

Andreï.

Evdokia.

Eh bien, on dirait que les choses s’arrangent, conclut Liza pour sceller l’alliance.


Moscou, quinze ans plus tard


Dépêche-toi, Youra, n’oublie pas la chemise avec les documents et vérifie les billets encore une fois. Papa va venir nous chercher. (Liza tarabustait son fils.) Il est comme son père, continua-t-elle à l’attention d’Evdokia, tu te souviens, Arseni aussi était toujours dans la lune, toujours en train de perdre quelque chose. Ces deux-là, il ne faut jamais les quitter des yeux.

Peut-être qu’il passait son temps à tout perdre, mais au moment crucial il est venu vous chercher à Novossibirsk pour ne pas perdre l’essentiel. Tu étais faite pour Moscou, Liza. On n’échappe pas à son destin.

Tu parles ! Si Arseni ne s’était pas décidé à temps, je vivrais avec Igor à Novossibirsk à l’heure qu’il est. Rappelle-toi comme il me faisait la cour à l’école, il ne me lâchait pas d’une semelle. Il n’arrêtait pas de me demander en mariage. Enfin, Dieu merci, Arseni nous a ramenés à Moscou.

Tu as de la chance, Liza… Tout est bien qui finit bien.

Tu es mal placée pour m’envier, Dounia, une star comme toi ! Tu as une école aux USA, les gens s’arrachent tes autographes. Amérique, Moscou, tu peux vivre où ça te chante. Ce n’est pas ça le bonheur ?

Oui, mais au final ? Pauvre petite esseulée devant tout ce que j’ai… On n’a jamais retrouvé Andreï, à cause de son fichu business, la plaie… Il aurait dû rester pénard dans sa clinique, avec le talent qu’il avait pour la médecine. Rappelle-toi comment il me demandait en mariage, à genoux. À mourir de rire. On aurait pu couler une vie tranquille… Mais non, il a voulu faire de l’argent, soi-disant que je lui filais des complexes. Résultat… Il se planque quelque part, nul ne sait où. Tu appelles ça le bonheur, Liza ? À quoi sert d’avoir tout ça, les USA, les orchestres, quand on n’a personne à qui faire profiter des jours qui passent ?

Toujours la même chanson, s’irrita Liza. Ne commence pas à te miner le moral. Tu es jeune, belle, douée, riche, enfin quoi ! Ils seraient tous prêts à te lécher le bout des pieds pour un signe d’attention de ta part.

Ta maison est là où est ton cœur, comme dit le classique, or mon cœur, parole, est resté là-bas, rue Malakhovskaya, chez Maxime, ce matin de décembre.


Autour de la table se fit un silence gêné.

Tu sais, commença Liza d’une voix pleine d’appréhension, je ne voulais pas te le dire, mais… Ce concert, là, pour lequel tu es revenue, il a été organisé moins pour les honneurs à l’artiste que pour les adieux, d’après ce qu’on dit. Personne n’a revu Maxime depuis six mois, en vérité. Il paraît qu’il s’est mis à boire, il y a deux ans, après ce qui est arrivé à Sonia. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé, mais j’ai lu qu’elle s’était noyée. Pauvre fille, tout un destin : le départ de sa mère pour commencer, puis votre histoire au moment du concours, puis des soins en psy et vlan ! accident ou suicide, va savoir. Maxime a cessé le travail et accumulé les dettes, il ne payait plus pour son appartement. Le cercle infernal… Il ne dessoûlait plus… jusqu’au jour où il a complètement disparu. Peut-être qu’il s’est clochardisé quelque part. Chez nous, c’est comme ça : quand la bête est touchée, on a tôt fait de la prendre au piège si un appart est en jeu.

Suffit, Liza, tais-toi ! s’écria soudain Evdokia à pleins poumons. On dirait que tu veux me pousser dans la tombe avec tes commérages. La vérité, c’est que tu n’en sais rien. C’est peut-être pour lui que je suis rentrée à Moscou.

Dounia…

Tais-toi, tu m’entends ? Tais-toi ! Et arrête de me servir ces potins sordides de mégères de Moscou. Ce n’est pas possible, tu m’entends bien ? Je te dis que ce n’est pas possible ! (Sa voix atteignit le point d’ébullition.) Il est vivant, je le sens. Quand j’ai vu qu’il avait disparu de Facebook et qu’il avait cessé de correspondre avec ses amis, je me suis fait du mauvais sang et j’ai décidé de faire le déplacement, pour m’assurer que tout allait bien.

On m’a dit aussi que…

Ne dis rien, il est vivant et je le retrouverai, le reste, tout le reste ne compte pas…

Aux prises avec un spasme, Evdokia criait plus qu’elle ne parlait.

Abasourdie, Liza dévisageait sa sœur.

Dounia, ma chérie, à ce que je vois tu n’as rien d’une chanceuse en vérité. Mais qu’est-ce qu’ils ont fait de toi, tes mecs à la noix ? Ils ne méritent pas que tu te démolisses à cause d’eux.

Les deux sœurs restèrent longtemps assises dans les bras l’une de l’autre en sanglotant comme dans leur enfance après une dispute inutile. Leurs larmes n’avaient jamais été qu’une preuve d’amour inébranlable.


L’idylle fut rompue par Arseni qui sonnait à la porte.

Le voilà, allons-y. Bon concert, frangine !

Elle serra Dounia dans ses bras.

Bonnes vacances à vous côté sud !

Toi aussi ! Même si je crains qu’à Moscou ce soit devenu impossible.

Voyons, Liza, Moscou est la ville la plus merveilleuse qui soit. On a toujours la sensation d’y débuter.

Eh bien ne te laisse pas abattre, l’étudiante ! Écris un nouveau chapitre ici et maintenant.

Oh ! pour ici et maintenant c’est râpé, dit Evdokia en consultant sa montre. Il faut que je fonce au conservatoire. De tasse de thé en tasse de thé, le temps a filé !

Les deux sœurs rirent de bon cœur et prirent congé l’une de l’autre pour la centième fois, avant de partir chacune de leur côté.

Il régnait sur Moscou un automne doré qui, comme toujours, était sublime. Octobre faisait rutiler les parures de la ville, sortant des coffres et des chiffonniers d’éclatantes toilettes aux couleurs incroyablement panachées. Le soleil caressait les allées des parcs et les toits des maisons avec une lasse tendresse. Sous les pas d’Evdokia bruissaient des feuilles d’érables et de peupliers qu’elle regardait comme des lettres restées sans destinataire. Le silence automnal avait une façon toute maternelle de la rassurer en semant des télégrammes d’espoir sous plis jaunes et rouges qui tombaient çà et là.


En passant l’entrée de service de la salle de concert, elle aperçut toute une foule qui cherchait une place pour la soirée. Evdokia comprit que la roue avait tourné… Elle qui avait toujours été dans la foule en quête de place, voilà maintenant qu’elle était devenue l’objet de cette avidité. Chérie du public, elle avait atteint tout ce dont pouvait rêver un musicien. Autrefois, rue Malakhovskaya, elle avait vu dans le couloir des noms d’orchestres où Maxime s’était produit ; désormais, c’était elle qui s’y produisait. Avoir les mêmes affiches que lui s’était révélé beaucoup plus facile que de pénétrer une deuxième fois dans sa cuisine.

Une fois sous les feux de l’immense salle de concert, Evdokia se sentit gagnée par le trac. Cinq minutes plus tard, ses nerfs étaient à bout. Quelle audace que la sienne. Commencée ici, sa vie finirait ici. C’était ici qu’elle l’avait vu pour la première fois, ici qu’elle avait aimé et senti battre son cœur à la vue de son bien-aimé ; et qu’elle avait commencé à vivre, oui, ici, et non dans les murs d’une maternité de Novossibirsk. Elle était née une seconde fois en entendant son maître, son protecteur, l’amour de toute sa vie effleurer les cordes de son violon tout en caressant celles qui faisaient vibrer l’âme d’Evdokia. Dans cette salle avait commencé l’histoire de sa vie, l’histoire de son amour, de sa quête, de sa victoire et de sa perte. Pareille à Bouratino – ce Pinocchio russe –, elle avait découvert une porte secrète qui donnait sur le monde de la musique, du labeur acharné, le monde des cimes et des abîmes. Et maintenant celui qui avait fait d’elle Evdokia, de cette malheureuse petite provinciale qu’était Dounia, celui qui incarnait le sens de sa quête infinie, avait disparu sans laisser la moindre trace ni le plus petit indice sur le pourquoi de la chose.

Ce soir-là, elle joua pour lui le concerto de Mendelssohn. Cette musique personnifiait son amour pour le maestro. Quand elle pensait à lui, le thème du premier mouvement se mettait à jouer dans son esprit. Debout sur scène, quinze ans après le jour où elle avait fait sa connaissance, Evdokia faisait ses adieux à Maxime. Chaque intonation envoyée à la salle était comme un supplice public infligé à son âme sans espoir de résurrection. Quand elle eut fini de jouer, Evdokia n’entendit pas d’applaudissements, et ce pour la première fois de sa vie. Car alors ils eussent été inopportuns. La face mouillée de larmes, elle quitta la salle et le public médusé. Voyant Evdokia dans un tel état, les musiciens placés près des coulisses se jetèrent les premiers sur ses talons.

Evdokia Alexandrovna, que vous arrive-t-il ? Un malaise ? Vous voulez vous asseoir, peut-être ?

Mais non, mais non ! fit-elle en tapotant le jeune contrebassiste à l’épaule, tout va bien, mes nerfs m’ont joué un mauvais tour, voilà tout.

Là-dessus, elle leur offrit gracieusement un sourire qu’elle tenait caché « au cas où », et qui était censé convaincre les musiciens aux abois de leur erreur d’appréciation.


Evdokia rassembla ses affaires, distribua ses bouquets de fleurs au petit personnel de la salle et s’habilla à la hâte. Après avoir bien emmitouflé sa gorge et son violon, elle sortit dans la ville automnale. La porte magique de Pinocchio s’était refermée à jamais derrière elle en frôlant la traîne de sa robe de concert. Où aller maintenant que tous les chemins étaient envahis par l’herbe de l’insignifiance ? Elle huma l’odeur des embouteillages de Moscou, consulta sa montre et, avant de rentrer chez elle, s’assit sur un banc près de l’entrée de service. L’âme absente, elle n’avait même pas remarqué qu’un vieux souillon était assis là. N’étant pas du genre à craindre les clochards, elle ne fut guère pressée de partir. Evdokia observait les nuages gris, au loin, et se repassait le film des moments qu’elle venait de jouer, faisant comme toujours l’analyse de sa prestation.

La reprise, en ouverture, il aurait fallu la jouer d’une façon plus inattendue, dit une voix à gauche.

D’abord, Evdokia n’y prêta aucune attention, ne voyant là qu’un écho à sa propre remarque. Puis elle comprit que ces mots n’avaient pas résonné dans sa tête, mais du côté de son oreille gauche et elle se tourna vers l’homme qui se tenait assis près d’elle, lui demandant avec une pointe d’appréhension :

Pardon, vous avez dit quelque chose ?

Je dis que la reprise était trop prévisible. Ça tue les attentes du public.

Elle crut voir le monde s’assombrir et se sentit mal :

Qui est cet homme ? Comment est-ce possible ? Tels furent les mots qui sonnèrent en son for intérieur. L’autre avait bien mis le doigt sur ce qu’elle reprochait à son jeu, mais comment diable pouvait-il le savoir ?

Qui êtes-vous ? demanda Evdokia.

Un piètre clown qui joua jadis ce concerto comme vous, ici même.

Elle ne pouvait croire à ce qui se disait là, sur ce banc.

C’est une farce des journalistes, se dit-elle, il va s’avérer maintenant que c’est un coup monté d’une chaîne de télé.

Mais c’était il y a longtemps, continua le bonhomme, voyez comme les choses peuvent tourner… On ne sait jamais quel sort nous guette. Bah ! tant pis. Comme l’a dit le grand écrivain : Une fois le jeu fini, rois et pions rentrent dans la même boîte.

L’inconnu partit d’un rire nerveux et tourna le visage vers sa voisine de banc. Pour elle, il n’y avait plus de mystère. Derrière une broussaille de poils hirsutes se dessinaient les traits d’un visage très marqué par le vieillissement, mais si chers au cœur d’Evdokia.

Bonjour Maxime Evguenievitch, articula Evdokia abasourdie qui ne croyait toujours pas que cela fût possible.

Maxime Evguenievitch, c’était moi autrefois ; mais maintenant je ne suis plus personne et je n’ai pas de nom.

Il empestait l’alcool, avait les cheveux en bataille et les habits rapiécés de partout.

Et vous, Madame, vous nous venez d’un pays lointain ?

Evdokia comprit qu’il n’avait pas reconnu en elle son ancienne admiratrice de tous les instants.

Vous me faites penser à quelqu’un, mais je n’arrive pas à me rappeler qui. Des comme vous, du reste, y en a plein qui traînent, qui vont, qui jouent, mais ça ne touche pas l’âme. Ont-ils seulement une âme, les gens d’aujourd’hui ?

Evdokia sentit combien amère était la déchéance qu’il endurait.

Vous vivez dans un palais, je parie ? Les stars, par les temps qui courent, ça vit dans le faste, c’est pas comme nous autres, les sans-abri.

Evdokia alluma une cigarette et dit la gorge serrée :

On peut vivre dans un palais comme un sans-abri dans la rue.

Il ne se souvient pas d’elle, il ne se souvient plus de rien ! Tels furent les mots qui cognèrent dans sa tête. Sans rien dire de plus, les yeux emplis de larmes, elle éteignit fébrilement sa cigarette et, prenant Maxime sous le bras, l’emmena.

Puis-je savoir où nous allons avec une belle dame comme vous ? lança-t-il d’un ton caustique.

Nous allons là où les stars se doivent de résider, dit Evdokia en allongeant un pas décidé sur le chemin de chez elle.

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Опубликовано 17.12.2016 в 22:08
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